Dévoilé lors de l’édition 2021 du Festival de Cannes, The French Dispatch est le dixième enchantement cinématographique signé du brillantissime réalisateur américain Wes Anderson. C’est un clin d’œil décalé à l’époque où la presse écrite régnait en maître, avec une forme d’hommage aux belles heures du New Yorker et à ses légions d’écrivains très influents, avec en prime l’amour d’Anderson pour la littérature, l’art et la musique.
Dans la ville française fictive d’Ennui-sur-Blasé (le nom à lui seul mérite notre attention), au cœur des années 1960, se trouvent les bureaux de « The French Dispatch », un supplément dominical du journal Liberty, Kansas Evening Sun. Ce magazine est consacré aux questions de culture, de politique et de société. Annoncé comme « une notice nécrologique, un bref guide de voyage et trois articles de fond », le film se déroule sous la forme de quatre courts métrages encadrés par un prologue et un épilogue traitant de la mort du premier et unique rédacteur en chef du magazine éponyme, Arthur Howitzer Jr (Bill Murray) qui avait écrit « No crying » (on ne pleure pas) au-dessus de la porte de son bureau. Puisque le magazine doit être fermé après sa mort, le film devient à la fois le dernier numéro du magazine et un hommage à Howitzer Jr lui-même, un rédac chef de rêve dont le conseil à ses rédacteurs, empreint d’une évidente sagesse, était « essayez de donner l’impression que vous l’avez écrit comme ça, exprès ». Lorsqu’il apprend que son dernier numéro contient un article en trop, et que beaucoup dépassent de plusieurs milliers de mots la longueur habituelle, Howitzer décide paradoxalement de ne rien couper, mais de « retirer quelques publicités et d’acheter plus de papier ». Quatre de ses auteurs vedettes nous servent alors de guides.
Tout d’abord, place à une visite guidée à vélo des différents quartiers d’Ennui, avec Herbsaint Sazerac (Owen Wilson). La visite se fait grâce à une rafale de tableaux visuels poétiques et fantaisiste, façon Jacques Tati, avec des plans tout particulièrement étourdissants et inventifs. Mais ce n’est qu’un avant-goût de l’ingéniosité visuelle à venir, avec des arrêts sur image, des plans qui passent de la couleur au noir et blanc et vice-versa, en fonction de l’aspect qui sert le mieux au moment présent, ou l’usage tout à fait génial de l’animation rendant par là-même un vibrant hommage à Angoulême, capitale de la BD, où fut entièrement tourné The French Dispatch.
Viennent ensuite les trois articles principaux, le premier étant celui de la critique d’art JKL Berenson (Tilda Swinton), qui raconte l’histoire d’un artiste un peu fou incarcéré (Benicio Del Toro), de sa gardienne et muse (Léa Seydoux) et de son marchand sans scrupules (Adrien Brody). Vient ensuite le récit de Lucinda Krementz (Frances McDormand), correspondante spécialisée en politique et poésie, qui fait preuve de neutralité journalistique même lorsqu’elle couche avec sa proie, un leader étudiant nommé Zeffirelli (Timothée Chalamet) sur les barricades de la révolution de l’Échiquier. Enfin, le critique gastronomique Roebuck Wright (Jeffrey Wright), dont l’article se propose de faire découvrir une curieuse cuisine pratiquée par le légendaire chef de la police Nescafier, et qui se transforme en un récit policier captivant, agrémenté d’une poursuite en voiture animée, lorsque le commissaire de la police (Mathieu Amalric) découvre que son fils a été kidnappé par une bande de malfrats.
Vous le pressentez, j’imagine… le film est un hymne à la curiosité et aux petites histoires du quotidien – Anderson est manifestement épris de ce style de journalisme qui martèle des milliers de mots sur des sujets de niche. Mais il s’agit aussi de l’incomplétude nécessaire d’une vie curieuse. Les scribes de Howitzer sont tous loin de chez eux, « à la recherche de quelque chose qui leur manque, de quelque chose qu’ils ont laissé derrière eux », comme le dit Nescafier de façon douce-amère. Et au milieu de la fantaisie et de l’ironie luxuriante de son scénario, Anderson lance régulièrement de véritables petites grenades de perspicacité qui font mouche à tous les coups !
The French Dispatch est une œuvre tout à fait éblouissante à tout point de vue. C’est un bijou de maîtrise, avec un sens unique du découpage, du rythme, du cadrage et de la mise en scène. Mais Wes Anderson s’est une fois encore aussi entouré d’artistes redoutables, qu’il s’agisse de la merveilleuse bande orchestre du Maestro Alexandre Desplat, de la sublime photographie de M. Robert Yeoman, ou du travail quasi héroïque du chef monteur Andrew Weisblum. C’est un film qui se déguste tout simplement comme l’on se pose, dans un musée, devant un tableau de maître pour faire silence… regarder, observer, et se laisser toucher ou, plus simplement, comme on lit le plus beau des magazines assis dans un superbe et confortable fauteuil en cuir.