Elle raconte l’histoire fascinante de l’abolitionniste John Brown, interprété par un fabuleux Ethan Hawke (pléonasme ?), pendant la période de troubles que l’on évoque sous le nom de « Bleeding Kansas » et qui allait mener directement à la guerre de Sécession. Merveilleuse et fidèle adaptation du livre de James McBride primé aux National Book Awards en 2013, l’histoire de cet homme étonnant connu comme une sorte de « prophète sauvage et radical » est racontée à travers les yeux de Henry « Onion » Shackleford (Joshua Caleb Johnson), alias « Échalote » dans la version française. Irrévérencieuse et souvent très drôle, la mini-série de sept épisodes est également pleine de grandes idées sur la liberté, l’autodétermination et le sacrifice.
Il fallait le faire tout de même… réussir la gageure d’un traitement brillant d’événements historiques dramatiques en parvenant à conserver le sens de l’humour sans perdre le cœur ni la gravité des faits. La mini-série de sept épisodes, produite par Showtime, The Good Lord Bird, est un recadrage enthousiasmant, parfois grivois mais toujours très engageant de John Brown et des nombreux mythes qui ont jailli autour de lui. Un personnage peu connu par chez nous mais véritable héros de l’histoire américaine. L’abolitionniste a consacré sa vie et est mort en combattant pour la cause de la libération des Noirs de l’esclavage, quelques années avant la guerre civile. À une époque où même les abolitionnistes blancs les plus ardents faisaient surtout parler d’eux, Brown était un homme d’action. Sa capture et son exécution après avoir mené une révolte d’esclaves infructueuse ont fait de lui un martyr et ont conduit concrètement au début de la guerre de Sécession. Il n’a pas vécu assez longtemps pour voir son rêve se réaliser, mais l’abolition demeure son héritage. Selon un article de William Nash, paru le 2 octobre 2020 dans The Conversation, il y a eu un déluge d’intérêt pour John Brown aux États-Unis au cours des trois dernières décennies, avec pas moins de 25 livres publiés à son sujet, y compris des livres pour enfants, des histoires critiques, des romans et des biographies.
Dans le dernier épisode, Brown (Ethan Hawke) voit son plan le plus audacieux s’écrouler en grande partie à cause de ses propres décisions erratiques. Un de ses otages blancs, le colonel Lewis Washington (Brooks Ashmanskas), se tourne vers son cocher noir, Jim (Victor Williams), qui a jeté son dévolu sur l’insurrection malheureuse de Brown. « C’est l’homme qui, selon vous, sauvera votre peuple ? » demande-t-il. « Il ne va pas nous sauver », répond Jim, « Il essaie de vous sauver ». Cet échange résume l’attitude de la série envers Brown, dont l’héritage mérite d’être débattu à notre époque où les enjeux de races et de religions sont encore au cœur de bien des conflits de nos sociétés. D’une part, Brown croyait que les propriétaires d’esclaves ne renonceraient pas à « l’institution infernale » sans y être contraint par une agression violente et une guerre totale. Il envisageait cette guerre à venir en termes moraux et religieux, confiant que Dieu l’avait appelé à libérer les esclaves qui se rallieraient à la cause et prendraient les armes pour leur propre libération lorsqu’on leur en donnerait l’occasion. D’autre part, Brown consultait rarement les personnes qu’il visait à libérer, et il faisait souvent des calculs qui mettaient en danger plus qu’ils ne leur donnaient le pouvoir.
The Good Lord Bird s’intéresse à ces hommes et femmes ordinaires, à la façon dont ils auraient rencontré Brown et à leurs propres visions de l’autodétermination et de la liberté – ce qui explique le choix de raconter l’histoire du point de vue d’Échalote et non de celle de Brown. Alors qu’Échalote voyage avec Brown, ses fils et son groupe hétéroclite de parias, de hors-la-loi et d’abolitionnistes, il ne sait pas trop quoi penser des messages radicaux du prédicateur. Il découvre d’ailleurs d’abord Brown comme un véritable déclencheur de chaos dans sa propre existence : son père est tué à cause de l’agitation excessive de Brown, il est libéré et emporté contre sa propre volonté, et il est pris pour une fille malgré ses protestations. Au cours de son voyage, il rencontre de nombreux personnages noirs qui élargissent son champ des possibles. Il y a des leaders noirs célèbres comme Frederick Douglass (Daveed Diggs), qui déçoit par ses habitudes fantasques, et Harriet Tubman (Zainab Jah), qui inspire par sa conviction inébranlable. Mais la plupart des autres Noirs qu’il rencontre sont des gens ordinaires dont les moyens de résistance et d’autodétermination sont plus subtils et subversifs. Il y a ainsi Sibonia (Crystal Lee Brown), une femme qui feint la folie tout en complotant secrètement une insurrection violente, également inspirée par le message d’amour chrétien et d’égalité enseigné par un pasteur local. Et Pie (Natasha Marc), une prostituée qui ne s’intéresse à l’insurrection de personne mais qui complote sa propre survie par tous les moyens nécessaires.
Échalote n’est pas étranger au subterfuge qui rend possible la vie des Noirs sous l’esclavage. Être travesti en fille n’est qu’un exemple plus extrême des tours de passe-passe que les esclaves s’évertuent à pratiquer pour apaiser les propriétaires et survivre à des situations impossibles. Les Blancs, de leur côté, sont facilement dupés afin de croire tout ce qui confirme leur vision de la réalité. Tout au long des épisodes, un « running gag » nous fait comprendre que tous les Noirs que rencontre Échalote peuvent immédiatement dire qu’il est un garçon, malgré la cécité de ses compagnons blancs. John Brown est considéré comme un héros, un saint et un martyr par certains lecteurs avides d’histoire américaine. Pour d’autres, c’est un fanatique fou, un prêcheur et un pécheur, un terroriste et un fondamentaliste de la Bible. D’ailleurs, selon l’endroit où vous avez grandi aux USA, on vous apprend qu’il était soit un combattant de la liberté malavisé, soit un terroriste irrécupérable. La vérité se situe quelque part entre les deux : c’était effectivement un terroriste fanatique, mais c’était aussi un homme du bon côté de l’histoire qui a reconnu que la révolution sanglante était le seul moyen de mettre fin à l’esclavage en Amérique. Lui savait, semble-t-il, qu’il était un prophète radical et sauvage – barbe blanche tremblant dans le vent pendant des heures de prières prononcées sans la moindre ironie – dont les visions de Dieu font de lui le seul Blanc sain d’esprit. La même détermination qui l’empêche de voir Échalote tel qu’il est vraiment lui permet de voir pleinement la perversion pécheresse qui détruit le pays et les âmes des Blancs. Échalote parvient à reconnaître en Brown une détermination à vivre la vérité dans un monde construit sur des mensonges tordus. Son propre parcours est une version ressemblante juste plus prosaïque : être honnête envers lui-même et se faire une nouvelle vie loin du chaos et de la violence de la guerre de Brown. Si Brown est censé sauver Échalote, il semblerait qu’il ait échoué. Mais Échalote n’a jamais attendu de sauveur. Il veut simplement avoir la chance de vivre une vie ordinaire au-delà des mensonges et des subterfuges de la suprématie blanche. Que le sacrifice de Brown rende en quelque sorte cela plus possible pour Échalote est, dans ce récit, son grand succès.
La performance d’Ethan Hawke dans le rôle de John Brown est captivante et compte parmi les meilleures prestations qu’il n’ait jamais réalisés. En un instant, il électrise un groupe de disciples avec des discours d’une intensité explosive ou terrifie un lot de propriétaires d’esclaves avec des éclats de violence impitoyable. Et dans l’instant qui suit, il devient un vieil homme calme, réfléchi, presque adorablement confus, qui n’a pas toute sa tête. Malgré ces pics et ces vallées d’incandescence et de sérénité, John Brown ne donne jamais l’impression d’être une contradiction vivante et sur jouée. Ses crises maniaques semblent authentiques, son dévouement inébranlable à son Dieu et à sa cause est extrêmement crédible. La présence de Hawke est à la fois énorme et discrète, dominant chaque scène sans nécessairement la contrôler. À la fin du dernier épisode, nous avons l’impression de connaître John Brown et de le comprendre, que nous soyons d’accord ou non avec tout ce qu’il a fait. Hawke a toujours été un interprète intéressant, mais dans The Good Lord Bird, je ne pouvais littéralement pas le quitter des yeux. C’est une performance magistrale !
À ses côtés, Joshua Caleb Johnson a le rôle le plus exigeant avec ce garçon esclave fictif surnommé Échalote : En plus de narrer chaque épisode, il passe, la plus grande partie de la série, déguisé en adolescente grâce ou plutôt à cause d’un malentendu qui ne sera jamais véritablement corrigé. C’est une décision qui pourrait être jouée de façon farfelue, mais qui finit par être une source constante de tension car Échalote est terrifié à l’idée d’être puni à la fois comme menteur et comme travesti homosexuel (ce qu’il n’est pas de surcroit). En plus de tout cela, il entre dans la puberté, alors Johnson doit jongler avec un récit de passage à l’âge adulte en plus d’être un esclave se faisant passer pour une fille en fuite avec un violent abolitionniste. Johnson s’en sort remarquablement bien, réussissant admirablement le spectacle, et c’est une sacrée découverte pour nous spectateurs. L’arc narratif qui accompagne Échalote est de surcroit fascinant, car il englobe un certain nombre de choses : un esclave qui s’adapte à une liberté retrouvée, un garçon qui devient un homme, un fils qui se rebelle contre son père et une personne craintive qui découvre le courage et l’indépendance… Pour autant que je sache, il est le seul personnage fictif de la distribution primaire, mais cela ne rend pas son voyage moins puissant ou moins significatif. Bien au contraire, sa présence apporte une indéniable touche de poésie et d’émotion, tout en replaçant au centre du récit une victime de l’esclavage.
Finalement l’histoire est autant celle de Shackleford que celle de Brown, et le jeune garçon raconte l’action sur un ton entendu qui est un des nombreux clins d’œil à aujourd’hui. Johnson et Hawke sont parfaitement assortis, le jeune homme est calme et sensible là où le plus âgé est de plus en plus possédé. Il ne s’agit pas d’une histoire à apprécier simplement en soi, mais d’une fiction qui regarde notre époque droit dans les yeux. The Good Lord Bird soulève ainsi la question essentielle de savoir si l’insurrection est justifiée lorsque les oppresseurs utilisent la sauvagerie pour maintenir leur pouvoir. Le raid de Brown sur Harpers Ferry était loin d’être la première fois qu’un groupe de citoyens choisissait la violence pour tenter d’aboutir à des fins pacifiques, mais il apparaît comme essentiel pour comprendre à quoi ces résultats peuvent ressembler. Dans le cas de Brown, cinq années d’incendie et de carnage et d’effondrement constitutionnel, suivies de l’émancipation légale (bien que souvent non pratiquée, et certainement pas totale) des esclaves. William Nash, dans l’article auquel je faisais référence, fait une remarque pertinente lorsqu’il mentionne que le leader des droits civiques, le Dr Martin Luther King, Jr, s’est dissocié de lui pour ne pas avoir précisément utilisé la non-violence dans sa lutte. D’autre part, Malcolm X a, au contraire, soutenu ce fanatique qui était prêt à donner sa vie pour sa cause ; Du côtés de Brown se trouvait également Timothy McVeigh, le poseur de bombe d’Oklahoma City… Sur une note plus positive, les écrivains transcendantalistes Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson ont fait l’éloge de Brown avec les mots suivants « Il a rendu la potence glorieuse comme la croix ». Finalement pas de réponse sans doute à donner à tout ça, et The Good Lord Bird n’en apportera pas plus… mais c’est du grain à moudre… encore et encore… pour sans doute ne jamais pouvoir parfaitement répondre à ces enjeux pourtant fondamentaux de nos rapports humains et du vivre ensemble.
The Good Lord Bird est aussi une série incontestablement impressionnante en termes de portée et d’exécution. Chaque épisode est réalisé de façon très serrée, la plupart des épisodes durent environ 45 minutes, et l’ensemble ne succombe jamais à la baisse rythmique et scénaristique de mi saison qui affecte tant ce genre de productions de l’ère Netflix and co. L’une des raisons est sans doute à trouver dans la façon d’élargir la distribution avec l’apparition régulière de personnages (parfois historiquement connus) qui interviennent pour un épisode ou deux. La série se construit sur Hawke et Johnson, mais il y a des virages subtils tout au long des sept épisodes, y compris des performances amusantes de Steve Zahn, Maya Hawke, Beau Knapp, Daveed Diggs, Natasha Marc, Wyatt Russell, Hubert Point-Du Jour, Orlando Jones, et plus encore. Enfin, techniquement et visuellement, tout est impeccable, sublime et sales à la fois collant parfaitement à la teneur même de l’histoire et du personnage central, et magistralement porté par une bande son incroyable supervisée par Jamison Hollister. En mélangeant habilement le gospel et les spirituals avec du blues électrique brut et une réinterprétation inspirée de « I Shall Be Released » de Bob Dylan, le multi-instrumentiste américain crée une image sonore remarquable qui donne une force supplémentaire et une certaine grandeur d’âme à la série.
Le message ultime de la série porte sur la beauté de la vie, et non sur son extinction. Il valorise la reconnaissance de l’énormité des sacrifices que les gens ont faits pour défendre le droit que nous avons tous d’exister en paix et nous laisse entendre qu’il y a sans doute des périodes dans l’histoire où la situation exige que des gens deviennent « un peu fous »… à chacun de voir la question suivant son paradigme propre mais à tous certainement de regarder sans hésitation The Good Lord Bird ! Une année 2021 qui commence, télévisuellement parlant, sous les meilleurs auspices sur Canal + avec, ce qui est pour moi, la meilleure série de 2020… Glory, Glory, Alleluia !
Le saviez-vous ?
Le « Battle Hymn of the Republic », également connu sous le nom de « Mine Eyes Have Seen the Glory » en dehors des États-Unis, est une chanson patriotique américaine populaire de l’écrivain abolitionniste Julia Ward Howe. Howe a écrit ses paroles sur la musique de la chanson « John Brown’s Body » en novembre 1861 et les a publiées pour la première fois dans The Atlantic Monthly en février 1862. La chanson relie le jugement des méchants à la fin des temps (à travers des allusions à des passages bibliques comme Isaiah 63 et Apocalypse 19) avec la guerre civile américaine.
« John Brown’s Body » (à l’origine connu sous le nom de « John Brown’s Song ») est une chanson de marche des États-Unis sur l’abolitionniste John Brown. La chanson était populaire dans l’Union pendant la guerre civile américaine. Selon un récit de 1890, les paroles originales de John Brown étaient le fruit d’un effort collectif d’un groupe de soldats de l’Union qui faisaient référence à la fois au célèbre John Brown et aussi, avec humour, à un sergent John Brown de leur propre bataillon.
Les étoiles du ciel regardent gentiment vers le bas
Les étoiles du ciel regardent gentiment vers le bas
Les étoiles du ciel regardent gentiment vers le bas
Sur la tombe du vieux John Brown
Gloire, Gloire Alléluia !
Gloire, Gloire Alléluia !
Son âme est en marche