Plus de trente ans se sont écoulés depuis la sortie de Amanece que no es poco (L’aube, c’est pas trop tôt), l’un des films les plus lucides et les plus singuliers du cinéma espagnol, devenu irrémédiablement culte, signé José Luis Cuerda, inoculant partout où il est passé la graine de son humour surréaliste. Aujourd’hui, le réalisateur (décédé en février 2020) se charge une dernière fois de perpétuer l’esprit de cette rareté, accompagné par toute une génération de comédiens qui ont grandi dans son ombre.
En 9177, le monde entier se retrouve réduit à un seul bâtiment officiel dans lequel vit « l’establishment » et des banlieues crasseuses, habitées par tous les chômeurs et affamés du cosmos. Parmi tous ces misérables, José María décide de prouver qu’en faisant face et en vendant une délicieuse limonade de sa fabrication dans le bâtiment officiel, un autre monde est possible…
J’aime, je dois l’avouer, le cinéma à l’humour absurde, les scénarios déjantés des Marx Brothers dans les années 30, ou ceux des frères Zucker et de Jim Abrahams qui ont eu beaucoup de succès dans les années 80 en parodiant notamment les films du box-office. Aujourd’hui, la chose est assez rare, même si certains réalisateurs comme Quentin Dupieux, Jim Hosking ou Yorgos Lanthimos continuent dans cette voie de l’absurdité.
En nous racontant une histoire dystopique et totalement délirante, José Luis Cuerda s’inscrit dans cette lignée et fait du bien au monde du cinéma cette semaine dans notre contexte morose ou les « effets de peur » sont le lot du quotidien. Un humour surréaliste (ou plutôt inclassable), parvenant à mener à un solide portrait de la lutte des classes. Avec ce film à l’humour absurde et corrosif à la fois, Cuerda a créé une comédie décalée qui se moque implacablement des gens au pouvoir, parvenant à caricaturer à l’extrême les éléments représentatifs de l’ordre établi. L’intrigue principale est centrée sur la confrontation entre les classes, correctement alternée avec des sous-intrigues comme celle des barbiers ou des ecclésiastiques, et plusieurs sketches efficaces. Le premier tiers du film est excessivement chargé de langage philosophique et rhétorique, ce qui, ajouté au surréalisme habituel de Cuerda, peut-être un peu excessif pour le spectateur qui ne connaît pas son travail. Il est d’ailleurs nécessaire de regarder le film avec un esprit ouvert et sans préjugés… Cependant, à mesure que l’histoire progresse, le ton se détend et s’intègre parfaitement au développement. Cuerda n’a pas peur d’exprimer son mécontentement face à ceux qui détiennent le pouvoir. Ayant déjà réalisé des films politiques sur sa patrie, il n’est pas surprenant que son humour caractéristique se marie une fois de plus avec sa langue pour tourner en dérision l’establishment. Alors oui, ce n’est certainement pas pour tout le monde, et certains thèmes peuvent être même un peu difficiles à saisir en raison de leur nature profondément enracinée dans la société espagnole, mais si vous êtes dans l’idée d’une présentation théâtrale de la satire, alors ce film pourrait être un changement bienvenu…
La bande-son est de plus magnifique, soutenant le rythme du film et reprenant l’intrigue principale et le ton comique après les discours plus profonds et les réflexions plus acides. Bien que le film ne se distingue pas plus que ça par son image, l’esthétique du bâtiment et surtout du village est malgré tout très soignée, avec des airs à la Wes Anderson plutôt bien agréables. La scénographie fait ainsi un excellent travail pour dire au public tout ce qu’il doit savoir : la décoration des couloirs à l’intérieur du bâtiment évoquant un environnement de type prison où la liberté est réprimée… tandis que le village extérieur nous plonge dans un bidonville où la pauvreté sévit et où la vie n’a plus aucun sens. Grâce à la propagande régulièrement diffusée par les haut-parleurs qui entourent le camp, nous sommes aussi en mesure d’établir des liens modernes avec la manière dont les médias tentent de contrôler la façon dont nous devrions tous penser et nous sentir. C’est une approche intéressante qui donne visuellement au film une certaine authenticité à ce qu’il essaie de dire. On notera aussi d’autres références cinématographiques tels que le Dr. Folamour de Kubrick, dans lequel même un scénario post-apocalyptique n’éliminerait pas le système, et des références visuelles marquées à Plácido de Luis García Berlanga, avec ainsi ces gens debout dans la poussière ou montant les escaliers.
Finalement à mes yeux, Tiempo Después s’avère être un film extrêmement mélancolique, légèrement inconfortable et si lucide qu’il nous conduit alors à rire. Mais attention, un rire peut en cacher un autre… et d’autres émotions encore. Au travers du registre de l’humour, le désenchantement du cinéaste, dans ses derniers mois de vie, face à un monde pour lui en chute libre est bien palpable. On peut y réfléchir…