La tâche du prophète n’est-elle pas d’exister dans ce gouffre entre les idéaux d’une nation et ses réalités ; d’être un témoin contre l’hypocrisie et l’injustice, de se souvenir, d’aiguillonner, de témoigner et de rendre compte.
Morrison comprenait les séquelles du racisme institutionnalisé, de l’exploitation, du nettoyage ethnique, du génocide et de l’esclavage en Amérique comme aucun autre écrivain ne les a sans doute aussi bien comprises. Elle a su interroger ces taches sombres de l’histoire américaine. Que cela nous plaise ou non, l’Amérique est un cimetière aussi hanté que l’ancienne esclave Sethe est hantée par le fantôme de sa fille assassinée dans son roman Beloved.
À bien des égards, Morrison était une écrivaine gothique. De Jonathan Edwards invoquant les terreurs de l’enfer dans son sermon de 1741 « Sinners in the Hands of an Angry God » au Beloved de Morrison, l’Amérique a du entendre les chaînes, spectres et compagnie, sonner et traîner sur le sol de sa propre histoire. Telle était l’obsession dans le corpus de Morrison, à commencer par The Bluest Eye, le roman de Morrison sur la façon dont les perceptions et les normes de beauté ont le potentiel de nous déformer ; son roman Song of Solomon, un véritable retour aux sources de l’odyssée du peuple noir, avec une description détaillée d’une communauté noire au Michigan ; la relation inter-classe entre deux Afro-Américains dans Tar Baby ; ou encore A Mercy, l’histoire de plusieurs vies brisées, non pas par la dureté des conditions du travail infligé aux esclaves (indigènes, noirs ou blancs), mais par la simple difficulté d’être et de s’adapter à cet univers chaotique qu’était le nouveau monde se remplissant d’aventuriers, misérables, condamnés et bannis venus d’Europe ; jusqu’à God Help the Child, son dernier roman très épuré qui parle des traumatismes que peuvent subir les enfants. Et bien sûr, il y a encore et toujours son chef-d’œuvre, la trilogie plus ou moins liée de Beloved, Jazz et Paradise.
Il est crucial de se rappeler que le génie transcendant de Morrison était le produit de diverses influences liée à sa négritude. Morrison s’est convertie au christianisme lorsqu’elle était encore enfant, dans les années 1940, à une époque où les familles noires qui fréquentaient l’Église partageaient parfois, dans le même temps, le folklore africain avec leurs enfants, racontaient des histoires de fantômes et s’accrochaient à de nombreuses superstitions. Ce syncrétisme, mélange d’un christianisme dominant et de traditions spirituelles afro-américaines, a vraisemblablement façonné Morrison dans tous les aspects de sa vie. La croyance en un monde autre que celui dans lequel les Noirs sont déshumanisés et dévalorisés a aidé ses personnages à s’épanouir, comme ce fut d’ailleurs le cas pour les membres de sa propre famille. Lors d’une entrevue en 1983, Toni Morrison a d’ailleurs fait remarquer que ses personnages fonctionnent très bien ainsi – ils sont capables de naviguer dans la vie quotidienne d’une société stratifiée sur le plan racial tout en ayant « des démêlés avec le surnaturel ». Mais, comme c’est la nature du génie transcendant, les écrits de Morrison ne parlent pas seulement d’un groupe particulier, ils s’adressent à tous, mais pas nécessairement de la même façon. Cela ne doit pas être compris comme l’équivalent d’un certain universalisme anémique, mais plutôt par le fait que la nature même de ses interrogations, et en fait de ce que l’on pourrait appeler « prophétie », est essentielle à tous les Américains pour comprendre l’héritage de cette nation… et encore bien plus largement au-delà du seul pays de l’Oncle Sam, si l’on veut être tout à fait honnête !
Le rapport à l’histoire est très important dans ses romans. Son œuvre interroge la nation américaine dans sa totalité, à partir du point de vue des Noirs américains. Toni Morrison disait toujours « mon œuvre doit être belle et politique » : belle par la langue, mais ce qu’elle produit doit être politique. Alors parfois, Morrison est simplement classée dans la catégorie des « autrices afro-américaines » – et elle l’était, bien sûr. Mais en plus d’être une écrivaine noire, Morrison était une autrice de la noirceur. Et finalement de la blancheur aussi… Son livre de 1992, Playing in the Dark : Whiteness and the Literary Imagination, un merveilleux essai sur la littérature américaine, où l’on retrouve la radicalité de ses analyses et de ses observations, analyse la manière dont les personnages noirs sont traités dans le roman contemporain, autrement dit sur la façon dont la « blancheur » en tant que concept se manifeste dans la littérature américaine. S’inspirant d’une conférence donnée en 1990 à Harvard, Morrison s’interroge sur la façon dont la présence des Africains au début de l’Amérique a conduit à un système symbolique de représentation dans la littérature qui pose le binaire du « noir » et du « blanc » en opposition l’un à l’autre. Que la « race » soit une construction sociale pseudo-scientifique n’est pas la question, nous rappelle Morrison. Cela ne veut pas dire pour autant que les gens réels ne vivent pas avec et ne souffrent pas sous l’héritage du racisme.
Oprah Winfrey, qui a notamment interprété le rôle principal de Sethe dans l’adaptation cinématographique de Beloved, a rendu un vibrant hommage à son amie Toni Morrison. « Au commencement était la Parole. Toni Morrison a pris la parole et l’a transformée en une Chanson (…) de Salomon, de Sula, de Bien-aimée, de Mercy, d’Amour du Paradis, et plus encore. Elle était notre conscience. Notre prophétesse. Notre vérité. » poursuit Winfrey. « C’était un magicien du langage qui comprenait le pouvoir des mots. Elle les utilisait pour nous éveiller, nous réveiller, nous éduquer et nous aider à vaincre nos blessures les plus profondes et essayer de les comprendre ».
Toni Morrison n’est plus… mais son empreinte et malgré tout sa voix resteront bien présentes, et ce certainement pour des générations à venir.
Son ultime essai sortira en français en octobre
Publié en février aux États-Unis, l’ultime essai de Toni Morrison, « The Source of Self-Regard » paraîtra en français le 3 octobre chez Christian Bourgeois, l’éditeur qui l’a fait connaître en francophonie. Son titre: « La source de l’amour-propre ». L’ouvrage aborde les sujets politiques et sociaux d’aujourd’hui (émancipation des femmes, place des minorités dans la société américaine, rôle de l’argent et des médias, racisme et xénophobie…) mais aussi la question de la création artistique et notamment littéraire. La romancière évoque la figure de Martin Luther King et rend un hommage appuyé à l’écrivain James Baldwin (1924-1987), un des plus grands auteurs américains du XXe siècle et militant des droits civiques, contraint à l’exil en France à la fin des années 1940 pour fuir le racisme dans son pays. Elle porte également un regard critique sur son oeuvre et sur celle d’autres artistes comme le peintre Romare Bearden (1911-1988), la documentariste et militante des droits civiques Toni Cade Bambara (1939-1995) ou encore le metteur en scène Peter Sellars.