Bientôt, les paroles au vent s’offriront, souvenirs sucrés de ceux que l’on aimait, partis dans la mémoire de Dieu. Plus encore aujourd’hui, l’urgence commande: il faut collecter les récits pour ensuite, à ceux qui viennent, aux jeunes, raconter ce que fut la Shoah.
La photographe Karine Sicard-Bouvatier ouvre son cœur en obturateur. Elle organise la rencontre d’une survivante ou d’un survivant, fragilité du sourire, force du regard- avec une jeune fille ou un jeune homme ayant le même âge que cette personne quand elle fut déportée.
Livre d’images et de mots, « Déportés, leur ultime transmission » (Éditions de La Martinière 191 p. 25€), n’est pas un simple hommage aux rescapés de la Shoah- ce qui serait déjà beaucoup. C’est un tournant majeur de l’historiographie parce qu’il place chacun d’entre nous devant ses responsabilités, nous invitant à la transmission de l’événement. « J’aurais pu choisir de photographier des jeunes appartenant à la famille des déportés, nous explique Karine Sicard Bouvatier, mais je voulais montrer que nous sommes tous concernés par la Shoah. Quelles que soient notre religion, la couleur de notre peau, nos origines géographiques, nationales ou régionales, nous sommes interpelés par cette tragédie. » Le sondage réalisé par l’IFOP à l’automne dernier révèle que près de 90 % des 18-25 ans connaissent le génocide des juifs- un chiffre stable. Mais il nous apprend que 42 % d’entre eux considèrent que la Shoah est trop enseignée. Voilà qui fait craindre que la leçon de l’Histoire soit mal acceptée- le pire…
Karine Sicard Bouvatier pose quelques questions, suscite avec délicatesse une confidence, un récit. Pour les anciens déportés, même ceux qui interviennent dans les établissements scolaires ou dans les médias, transmettre est toujours une épreuve. « C’est très douloureux et très difficile, explique un des témoins. Je me force, je le fais… » Ce n’est pas seulement l’affaire d’une révélation, mais l’aveu d’une souffrance qui demeure. «Tu sais, je vis avec Bergen-Belsen, dit l’un des rescapés. Il n’y a pas une journée ou une nuit où je n’y pense pas. »
Les témoins nous invitent à la vigilance, hantés par la peur que de nouveaux génocides soient perpétrés. « Le tragique fait partie de notre actualité, souligne Karine Sicard Bouvatier. Très sensibles aux souffrances contemporaines, les survivants de la Shoah nous alertent sur le sort des victimes, s’insurgent contre le sort que l’on réserve aux réfugiés de la Syrie, aux migrants qui meurent en Méditerranée, s’indignent de ce qui s’est produit au Rwanda voici près de trente ans. Faire en sorte que des jeunes gens d’origines différentes les écoutent me permet aussi de délivrer ce message : un processus d’extermination peut arriver à n’importe quelle époque, au détriment de n’importe qui. »
Le cadrage des images, la saisie de ce qu’Henri Cartier-Bresson nommait l’instant décisif – échanges ou croisements de regards, ici le rappel d’un geste, là deux mains qui se tiennent- tout est magnifique, tout est talent. Karine Sicard Bouvatier se hisse au plus haut. Chacun sait les engagements, l’implication de cette photographe dans notre famille spirituelle. Peut-on dire que le protestantisme irrigue son nouveau livre? Cette question pourrait déranger, non seulement parce qu’elle est contraire à la démarche suivie par l’artiste, mais parce qu’elle induirait qu’une part de la beauté de son travail résulterait de sa culture, de sa foi. Bien entendu, la pudeur et la retenue la caractérisent. Mais enfin, imagine-t-on que des photographes catholiques ou athées se répandraient dans l’obscénité des émotions sur un tel sujet? Bien sûr que non ! Soyons sérieux… Disons plutôt que la passion de l’être et le refus du paraître éclairent le travail de Karine Sicard Bouvatier comme ils reflètent l’esprit de la Réforme. Pas de pathos et nulle démonstration, la sobriété s’impose à chaque rencontre. Mais il vous suffira de voir un portrait, de lire un récit, pour que les larmes vous viennent. Elles n’auront qu’une religion : celle de la fraternité.