L’histoire aujourd’hui s’invite à notre table. Environ 40 millions de victimes – la moitié de morts- des villages anéantis, des villes en ruine, le désespoir dans les familles. « De quoi est fait le sentiment national ? De combien de roulements de tambour, feuilles de route, coups de règle sur les doigts, et autres violences linguistiques, culturelles, mémorielles ? Mais aussi de combien de chances offertes et partagées, dans l’entrée en langue écrite et en destin prestigieux ? » Bonnes questions, comme toujours posées par l’historien protestant Patrick Cabanel dans « L’encyclopédie de la Grande guerre » ouvrage collectif dirigé par Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau (Bayard, 1345 p. 57 €). La commémoration de l’armistice autorise les interrogations rétrospectives, elle encourage les analyses renouvelées. Mais elle n’interdit pas de formuler ce rappel: entre 1914 et 1918, l’existence même de la France était en cause.
Un homme incarne la victoire : Georges Clemenceau. Désigné président du Conseil alors que la partie semblait perdue, celui que l’on surnommait le Tigre a su forcer le destin. « Le fauve devenu vieux, dont l’expérience était lestée de tant de haines, avait su reprendre l’ascendant et se rendre indispensable au moment le plus critique, observe Jean-François Chanet dans son dernier livre (« Clemenceau », Gallimard, 151 p. 17,50 €). Le sang versé, les forces dépensées en vain depuis trois ans n’avaient fait qu’ajouter au crédit du journaliste et du sénateur, qui montrait autant de mordant à critiquer que de détermination à vaincre. » Mais le bonhomme était un vrai patriote, pas le chauvin braillard à deux sous, le héros de la vingt-cinquième heure. Alors, farouche partisan de la prééminence du politique sur le militaire, il donne une leçon qui pourrait servir à nos dirigeants : « Clemenceau désignant Foch comme généralissime indiquait à la nation, aux Alliés et au monde que la Révolution pouvait, à l’heure décisive, confier à l’Ancien Régime la direction d’armées qui combattaient pour le triomphe de la liberté, du droit et de la démocratie, note encore Jean-François Chanet. La portée de la démonstration se mesure à l’aune du souvenir, cultivé par l’école, des émigrés et des contre-révolutionnaires qui, dans la Vendée natale du Tigre, s’étaient battus jadis du côté des princes coalisés contre la Première République française. »
L’histoire aujourd’hui s’invite à notre table. A tout bout de champ, Philippe Pétain ressurgit de sa tombe. Que faut-il faire pour enfin se débarrasser de l’homme de Vichy ? « Bien sûr, il a joué un rôle essentiel pendant la Grande Guerre, nous rappelle Bénédicte Vergez-Chaignon, qui a signé la meilleure biographie de ce personnage (« Pétain », Tempus, 1274 p. 16 €). Depuis Verdun, il était persuadé qu’on l’appelait quand la situation était désespérée. Il a considérablement amélioré le sort de la troupe à partir de 1917 et mené des opérations militaires minutieusement préparées, évitant ainsi des massacres inutiles. Dire cela, ce n’est pas réhabiliter la politique de Pétain en juin 40». Bien au contraire : c’est bien sa popularité de 1918 qui a permis au vieux Maréchal d’accéder au pouvoir et de se faire le fossoyeur d’un pays qu’il prétendait sauver.
Puisque l’histoire aujourd’hui s’invite à notre table, on se souvient d’avoir fait partie, candide au milieu des femmes et des hommes de science, de la Commission chargée de réfléchir à l’avenir et à la modernisation des commémorations et des célébrations publiques. Une grande ambition que portaient les historiens présents, parmi lesquels notre cher Bernard Cottret, Philippe Joutard, mais encore Marie-Claire Lavabre, Jean-François Sirinelli, Emmanuel Le Roy Ladurie. Les séances multiples permettaient de comprendre que l’histoire et la mémoire, à défaut de se confondre, peuvent marcher de concert, à condition qu’elles soient respectées pour ce qu’elles sont. L’homme qui présidait cet équipage est toujours parmi nous. Disposant d’un flegme britannique bien qu’il soit spécialiste de l’histoire américaine, il possède une forte sensibilité, qu’il dissimule avec peine- costume sévère, attitude réservée, courtoisie qui vous en impose. André Kaspi président ? On aimerait ça. Dans son jardin, se trouve une allée Jules Isaac. Un républicain qui ne prend par la simplicité pour la caricature.