Ne craindre que les esprits sectaires, ouvrir les cœurs et les fenêtres défendus, courir en tous sens avec souplesse au point de paraître manquer de convictions, brûler d’amour enfin, tel fut le destin de Benjamin Constant, né le 25 octobre 1767 à Lausanne, mort à Paris le 8 décembre 1830. Il faudrait ajouter le drôle de tour que lui joue la postérité : cet homme a publié des milliers de pages, mais la plupart de nos contemporains ne connaissent de lui qu’Adolphe, un récit que l’on dit toujours « bref » en oubliant qu’il froisse les cymbales du roman d’analyse, irradie l’histoire de notre littérature, étoile éclairant jusqu’à La prisonnière du grand Marcel.
Depuis des années, phénomène heureux, les défenseurs de l’écrivain vaudois se démènent afin de le mieux faire comprendre. Léonard Burnand, directeur de l’Institut Benjamin Constant, professeur d’histoire moderne à l’Université de Lausanne, est de ceux-là. C’est dire s’il était qualifié pour écrire la biographie du bonhomme. « Benjamin Constant », (Perrin, 351 p. 23 €), remarquable ouvrage, va, suivant l’une des expressions préférées de nos amis helvètes, vous décevoir en bien. L’auteur dégage avec élégance et clairvoyance autant les étapes de la vie que les idées principales de son personnage.
« Il y a toujours quelque chose en lui qui nous échappe, une opacité qui résiste, des facettes de sa personnalité qui se dérobent aux tentatives d’analyse, écrit Burnand. Car Benjamin nous présente des visages multiples.
Anatole France a bien perçu cette ambiguïté fondamentale de Constant : « Il y avait en cet hommes plusieurs hommes. »
Benjamin lui-même était tout à fait conscient de cette dualité intérieure, et il en a souffert : « chaque individu a au-dedans de lui une guerre civile. » A l’heure où il trace ces lignes, les armées napoléoniennes et russo-prussiennes sont sur le point de s’entre-détruire lors de la terrible bataille d’Eylau. Mais pour Constant, contemporain des combats sanglants de la Révolution et de l’Empire, ce sont les luttes intestines qui se sont déroulées en sa propre personne, au fond de son être intime, qui ont laissé des plaies à vif. Cet intellectuel pacifiste n’est jamais parvenu à signer l’armistice avec lui-même. »
On a voulu citer ce long paragraphe parce qu’il pose les données du problème et nous livre d’emblée de jolies solutions. Car enfin, quoiqu’en ait dit Sainte-Beuve, gros jaloux de tous et de tout, quoiqu’ait prétendu le talentueux polémiste Henri Guillemin, qui jouait à foison sur le patronyme de Benjamin pour affirmer que celui-ci n’était qu’une girouette, Constant fut un homme de fidélité. A quoi ? A la liberté, pardi ! Et ce n’est pas rien que la liberté de penser, la liberté d’écrire, la liberté de conscience.
Constant cultive, protestant jusqu’au bout des ongles, un rapport au monde aussi singulier que novateur : « Benjamin défend l’idée d’une révélation progressive, à savoir que le message divin est révélé graduellement dans l’histoire, à travers une succession de religions qui sont adaptées aux différents stades de l’évolution culturelle et spirituelle de l’espèce humaine, explique Léonard Burnand. Grâce à cette conception, Constant parvient à concilier Lumières et religion, en adoptant une vision fondée sur la perfectibilité (…) A l’époque qui est la sienne, Benjamin considère le protestantisme comme la forme religieuse la plus moderne et la plus compatible avec l’émancipation de l’homme et la garantie des libertés individuelles. »
Certains d’entre vous diront qu’il n’était pas le seul. Avec pertinence, ils prononceront le nom de Germaine de Staël, dont précisément Constant fut l’amoureux, glisseront dans le débat celui de Guizot – qui sut, plus conforme à l’histoire de France, accorder l’appétit de liberté au maintien d’un Etat fort. Trois protestants, tout de même, quelle performance ! – mais restons discrets, ne faisons pas de vagues…–
Il n’empêche que l’énergie personnelle et le talent rhétorique de Benjamin Constant font de lui, sans aucun doute, un des penseurs majeurs de la liberté.
Tandis que le tocsin de l’autoritarisme claque au vent de nos nuits – voyez la Hongrie, voyez le Brésil, pour ne rien dire de cette lueur atroce qui se lève à l’est – il est bon de lire et d’étudier la pensée de Benjamin Constant. Conjurons les menaces et cultivons l’espérance. L’été n’est pas toujours la saison des tragédies.