Athènes imite à ce point les Cévennes qu’à l’Acropole on compte un grand nombre de temples. Un berceau de la démocratie. Rome en est jalouse, alors elle s’enorgueillit de ses dômes, de ses sculptures, de ses images, et prétend que tous les chemins ramènent à elles. Entre les deux villes, un arbitre sublime, un chercheur éclectique, un historien comme on en rencontre peu: Paul Veyne.

Quatre-vingt dix ans, professeur émérite au Collège de France – dont il fut sans doute l’un des plus jeunes élus- ce drôle de zèbre d’Aix-en-Provence est aujourd’hui retiré. Mais un livre vient de paraître en son honneur: « Une insolite curiosité »  (Robert Laffont collection Bouquins, 1152 p. 32 €). Ce n’est pas un monument, pas un pavé. C’est une invite à la découverte, où le champ politique trouve une place de choix.

«A la manière d’une vague, pour compléter une démonstration, l’écriture de Paul Veyne revient sur tel point, reprend la description, la répète et, aussitôt après, introduit une variation, un détail, invente une nouvelle analogie, comparaison, une métaphore, fait un détour, déborde et se recentre, explique l’helléniste Hélène Monsacré dans l’introduction de cet ouvrage. Derrière l’apparence trompeuse d’une légèreté parfois déconcertante, divertissante, la pensée avance, toujours plus subtile. Sur des sujets ardus, systématiquement abordés avec les ressources de l’érudition, Paul Veyne donne à son lecteur des points d’accroche chaque fois saisissants par leur fantaisie, leur incongruité, leurs anachronismes réfléchis. L’air de rien, ces comparaisons inattendues permettent de s’approcher des mondes et des hommes si éloignés de nous que sont les anciens Grecs et les anciens Romains ; une sorte de familiarité s’établit entre eux et nous. »

Son individuation, Paul Veyne la donne à voir, atteint qu’il est d’une malformation faciale, dont il a su faire un dépassement plutôt qu’une pierre d’achoppement: « Il faut que je ne sois pas comme les autres, dit-il, sans quoi mon visage ressort. Je crois qu’en me singularisant, je n’ai consciemment, jamais ressenti la moindre paralysie. » De là vient sans doute cette soif de vie, de culture et de beauté, que reflète la structure en étoile du volume dont nous parlons : L’homme, l’historien, l’esthète et l’intellectuel.

Aux amoureux de littérature, on recommande l’analyse d’un lapsus commis par Stendhal dans La Chartreuse de Parme, que Veyne déploie comme un enquêteur amusé ; on aime aussi l’analyse de Cinq grands poèmes de René Char, initiation fraternelle à l’abstraction; quant au regard porté sur  quelques tableaux célèbres (« La naissance de Vénus », « La Joconde », « Le Jugement dernier »…) c’est une lanterne d’humour et de science, projetée sur des chefs d’œuvre.

Au cœur de ce panorama, la politique attire l’attention, qui s’articule autour de trois questions : Les Grecs ont-ils connu la démocratie ? Pourquoi  veut-on qu’un prince ait des vertus privées ? Qu’était-ce qu’un empereur romain ?«Les Grecs ont inventé les mots de cité, démocratie, peuple, oligarchie, liberté, citoyen, remarque Paul Veyne au début d’une démonstration. Il est donc tentant de supposer qu’ils ont inventé la vérité éternelle de la politique, de notre politique ; à une chose près, l’esclavagisme, qui serait la grande différence entre leur démocratie et la démocratie. Car il existerait une politique éternelle, sur laquelle on pourrait philosopher, au lieu de se borner à écrire l’histoire. On retrouverait, à travers les siècles, une même essence du politique. Mais supposons que tout cela ne soit qu’apparence et que les mots nous abusent… »  Il n’est pas meilleur anticonformiste que cet historien. La contrariété qu’il engendre, le contrepied qu’il nous tend, gênent, à l’évidence, nos élans: qui n’a rêvé qu’un fil invisible nous reliait, pauvres contemporains du XXIeme siècle, au temps de Périclès ? Avec ce livre, un champ de réflexion d’un autre genre s’offre à nous.

Qu’importe si le parcours est périlleux. Le plaisir est constant. Paul Veyne œuvre en magicien, suscite la confrontation des certitudes anciennes avec une pensée lumineuse, en mouvement perpétuel. Athéna bouge sa tête aux yeux de chouette…