Ravageur comme toujours, Prévert affirmait : « la nouveauté, c’est vieux comme le monde. » C’était dire que la nouveauté finit toujours par se fondre dans la masse, rentrer dans le rang. Tout autre est l’œuvre moderne : quand elle se donne à vous, tout se passe comme si l’artiste l’avait conçue la veille, alors peut-être qu’elle a vu le jour il y a des siècles, voire des milliers d’années.
Bien avant Malraux et son « Musée imaginaire », le protestant Elie Faure avait eu l’intuition d’établir un dialogue entre les œuvres d’art, convaincu que ce qui est moderne est là pour maintenir en éveil notre esprit. Reconnaissons qu’il n’est pas toujours facile de séparer le bon grain de l’ivraie, distinguer l’épate ou la provocation, de la véritable proposition formidable, qui bouleverse l’ordre des choses. Voilà pourquoi le livre d’Hadrien France-Lanord est magnifique : « A l’écoute du moderne, pour vivre et penser aujourd’hui » (Le Cerf 390 p. 30 €) se présente comme un bouquet de libres essais qui nous instruit, nous éclaire, nous élève.
Il importe, pour commencer, de comprendre ce qu’est le moderne.
« Le terme de modernité s’applique à un découpage chronologique de l’histoire, observe Hadrien France-Lanord. On passe du monde grec au monde romain, l’avènement du christianisme est suivi par la Renaissance, puis vient le temps des Révolutions – Française, industrielle – enfin les créateurs du vingtième siècle, et bien sûr à chaque fois nous découvrons des œuvres d’art. Une autre approche consiste à étudier les formes spécifiques. Elle est thématique, esthétique, et se traduit par le concept de « modernisme ». Ce que j’appelle « Le moderne » est encore une autre chose. Ce n’est ni chronologique, ni esthétique, mais un mode de présence, une manière très directe pour une forme artistique de s’exposer face à l’humain. »
Selon notre interlocuteur, ce n’est pas seulement une rupture de la chaîne ou d’un renversement de la table des lois de l’art– d’un côté le rapport à l’histoire, de l’autre le choc des conventions qui compte. C’est un geste qui décale toutes les formes admises et tisse un lien direct entre l’œuvre nouvelle et les grandes œuvres du passé.
« Le moderne échappe aux contraintes narratives ou représentatives de son époque, ajoute Hadrien France-Lanord. Il se distingue de la transgression sociale. Ce n’est pas parce qu’une œuvre d’art donne à voir des choses que les gens ne veulent pas ou n’aiment pas voir qu’elle est moderne. »
En clair, un type qui expose des paquets de biscuits dans un Centre d’Art contemporain n’est pas un moderne, juste un astucieux commerçant narcissique.
« La rupture des codes ne peut se pratiquer qu’en respectant des formes, ajoute Hadrien France-Lanord. Matisse encourageait les gens à regarder les tableaux de Giotto sans réfléchir à leur sujet, parce qu’il considérait qu’importaient surtout les couleurs et la disposition des personnages. » Le moderne, c’est cela : un regard direct, indépendant de considérations sociales ou politiques, porté sur le monde.
Une telle approche peut générer des expériences étonnantes. Le poète et écrivain Dominique Fourcade encourage par exemple au renoncement à la métaphore. « Plutôt que d’écrire : « tu es belle comme le jour, » il suggère d’écrire : « tu es belle jour », explique Hadrien France-Laroche. Par la suppression des conjonctions, le statut des mots change et la liberté s’invite dans la phrase, puisqu’on est libre de choisir qui est touché par la beauté, la personne à laquelle on s’adresse ou le jour. »
On le devine, ce type d’expérience peut déstabiliser. Mais elle ne s’apparente pas à la déconstruction. Bien au contraire, pour écrire de la sorte, il convient de bien connaître l’agencement classique des phrases. Encore une fois, le moderne jamais ne s’affranchit de la règle, puisqu’il en joue, s’en délecte et propose une interprétation nouvelle. Par ce chemin, nous pouvons penser que le protestantisme a partie liée avec l’esprit moderne. « Parce qu’ils appréhendent le Texte sans la médiatisation d’une architecture et d’un discours ecclésiale, parce qu’ils sont portés par une belle et riche tradition d’interprétation, les protestants peuvent être inspirés par une telle démarche. » On ajoutera que, jadis iconoclastes, ils savent à l’heure actuelle inventer des images. Le monde à l’envers ? moderne seulement.