Les gares parisiennes ont ce charme de fédérer le quartier qui les accueille ; un train s’invite à la table du macadam et c’est un bouquet de brasseries qui se déploie. Même à Bercy-la- contemporaine un tel miracle se produit. Toute règle souffre, hélas, une exception. Depuis qu’un urbaniste fou s’avisa de détruire le mont Parnasse, il nous faut supporter le flot de bêtise et de béton – pastichons Jean-Roger Caussimon – que surplombe une tour épouvantable. On dirait que la gare du quatorzième bégaye. Les nouveaux architectes font ce qu’ils peuvent, ajoutent là de larges passages, ici des lumières, on ne saurait les en blâmer, sauf que rien ne fonctionne. Passons, puisque tout passe, et tout lasse…

Un TGV nous attend, c’est l’heure de sortir des livres.

Eh bien commençons le troisième volume du Journal de Michel Winock (Thierry Marchaisse, 497 p. 25 €). Son titre dit beaucoup : « Bienvenue au XXIème siècle ».

Et d’abord le souci de l’historien de ne pas verser dans la nostalgie ratiocineuse. Michel Winock est évidemment comme tout le monde : il aimerait garder ses vingt ans, mais sa lucidité lui fait préférer la marche des jours aux regrets éternels, parce qu’il aime la vie. « J’ai continué à tenir ce Journal, explique-t-il en introduction. La nouveauté est venue de ce que j’abandonnai ces carnets au profit de l’ordinateur. C’est un des faits les plus importants, et sans doute le plus grand, que cette révolution numérique, appelée à changer toutes nos habitudes. Malgré mon attachement pour le Montblanc, je m’y suis mis rapidement. J’écris mes textes, tous mes textes, directement sur mon ordinateur. » Les événements défilent, depuis le 1er janvier 1996 jusqu’au 26 décembre 2002. Pour mieux dire, à quelques jours près, de la mort de François Mitterrand (quel festival de rosseries, c’est épatant, quoi que l’on pense de l’ancien président) jusqu’aux vingt ans de la mort d’Aragon : «  Le temps effacera tout ce qu’il y avait d’exécrable dans sa personnalité, note l’historien au sujet du poète-romancier; l’écriture restera comme l’une des plus inventives de notre littérature, j’en ai la conviction.» Formidable témoignage de la vie intellectuelle française, le journal de Winock est aussi rédigé l’esprit libre.

Evoquant l’un de ces ouvrages à paraître, l’homme de science observe : « Ces 550 pages, après tant d’autres, démontreront au moins que j’aurai travaillé. Travaillé beaucoup, même si c’est à un certain niveau, qui n’est pas celui du défricheur d’archives, mais celui des synthèses, des hypothèses, des questions générales, des essais de conceptualisation. Ce type d’histoire que je fais correspond aussi à ma curiosité intellectuelle et je n’ai pas à m’en excuser : qu’on prenne ou qu’on laisse. » On prend, bien sûr, et plutôt deux fois qu’une, y compris quand on n’est pas d’accord : où serait l’amitié si l’on ne pouvait regretter tel ou tel point de vue ? Mais encore une fois, ce journal est plus que précieux, pris en charge de main de maître par Thierry Marchaisse, éditeur dont on se fait reproche de ne pas assez citer les ouvrages qu’il publie.

Voici que l’horrible voix de l’électronique annonce que le TGV menace de partir. Il faut courir vers une voie, se faire bousculer par des valises à roulettes, enfin trouver son siège. La capitale du Maine-et-Loire est désormais toute proche de Paris- Christophe Studény, jadis, a décrypté le phénomène en évoquant « L’invention de la vitesse ». Une heure vingt, cela ne permet pas de lire les Mémoires de Saint-Simon. Alors on cherche un livre court.

 

Et l’on trouve le nouveau Thomas Römer. Court, mais dense et passionnant, comme toujours. « Le peuple élu et les autres » (Le Cerf 95 p. 6 euros) est la réédition d’un volume paru voici vingt cinq ans.

Mais il n’a pas pris la moindre ride. Il invite à réfléchir à cette notion particulière de l’Election, qui généra tant de haine antisémite : « Pour Israël, écrit le bibliste suisse, la conviction d’avoir été élu s’inscrit dans la construction de sa relation avec son Dieu. Non pas pour lui garantir quelque statut privilégié. Mais pour le renvoyer sans cesse à sa particularité. Aussi est-ce tout à fait logiquement que l’apostrophe mon élu, quand elle vient dans la bouche de Dieu, est souvent accompagnée de cette autre équivalente : mon serviteur.» Magnifique analyse : en deux temps, trois mouvements, Römer nous donne l’impression de découvrir par nous-mêmes les trésors qu’il va piocher.

 

Quiconque a le droit, quand il voyage en train, de préférer le retour à l’enfance. A celle ou celui que cette inclination retient du côté de l’image, on recommande « Tintin et l’Histoire », de Bob Garcia (Desclée de Brouwer (258 p. 19,90 €).

Un panorama de l’œuvre d’Hergé qui vous attendrira, vous fera sourire et vous apprendra quelques bricoles.

 

 

 

Mais déjà Le Mans, bientôt Sablé. Faut-il se préparer ?

Le murmure depuis quelques minutes nous intrigue; on ne sait pas vraiment ce qui se trame dans la rame. Un homme, deux femmes s’invectivent au sujet de la place d’une famille, qui n’est pas installée comme il faut. Ce sont des guides, ils regardent des billets, des cartes, mais ce ne sont pas des guides comme les autres : ils accompagnent des enfants blonds, des parents, des grands-parents. Ceux-ci portent des vêtements propres mais dépareillés, des chapeaux, des bonnets…

Quelque chose indique qu’ils ne sont pas des voyageurs ordinaires. Est-ce l’énergie qu’ils impriment à leurs gestes ? Les mots qu’ils emploient, que l’on ne comprend pas ? Non, c’est la lumière de leur regard qui nous le révèle, ce sont des réfugiés d’Ukraine. Ils partent pour La Baule où les attendent l’océan, la paix.

Baudelaire : « -Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? – J’aime les nuages…les nuages qui passent…là-bas…les merveilleux nuages ! »