Sorti sur les écrans en France ce mercredi 8 mars dernier, le film de la canadienne Sarah Polley place la parole comme ce qui peut permettre de puiser dans un puits profond de nombreuses expériences subjectives afin de les utiliser comme carburant pour une action collective ciblée. Dans le cas présent, une véritable révolution s’initie dès lors que des femmes privées de tout et abusées se font entendre…
En 2010, aux États-Unis, dans une communauté religieuse vivant comme au XIXe siècle, un groupe de femmes de tous âges se réfugie en l’absence des hommes dans une grange après des viols à répétition. Comment conserver la foi devant de telles dérives ? Où est l’amour ? Faut-il pardonner ou partir ? Toutes ont un point de vue qui interroge une société devenue menaçante, violente et dangereuse pour leur vie.
Women Talking est tiré du roman éponyme de Miriam Toews, publié en 2018 et traduit en français l’année suivante sous le titre Ce qu’elles disent.
Miriam Toews, elle-même issue d’une communauté mennonite du Canada, s’est inspirée d’un fait avéré de viol collectif de femmes de tous âges par des hommes, de 2005 à 2009, au sein d’une colonie mennonite fondamentaliste dans la province de Manitoba. Les femmes étaient droguées avec un anesthésiant vétérinaire et se réveillaient le corps meurtri, couvert de bleus et en sang. Les hommes les convainquaient que c’était le fruit de leur imagination ou l’œuvre de démons.
Il s’agit là d’un type de communauté très isolée et régie par l’autoritarisme, où la misogynie vient d’une interprétation fondamentaliste des Écritures. Les femmes sont illettrées, et elles ne peuvent pas s’exprimer.
Lors de la réception de son Oscar, Sarah Polley a déclaré devant l’assemblée avec beaucoup d’émotions : « Miriam Toews a écrit un roman essentiel sur un acte radical de démocratie dans lequel des personnes qui ne sont pas d’accord réussissent à s’asseoir ensemble dans une pièce et à trouver une voie ensemble, sans violence. Ils le font non seulement en parlant, mais aussi en écoutant. La dernière ligne est prononcée par une jeune femme à son nouveau né, et elle dit : ‘Ton histoire sera différente de la nôtre.’ C’est une promesse, un engagement et une ancre. »
Des mots qui faisaient écho à d’autres prononcés lors de sa promotion : « Quand j’ai lu le livre de Miriam Toews, il a puissamment résonné en moi, soulevant des interrogations et des réflexions sur le monde dans lequel je vivais, que je n’avais jamais verbalisées ; des interrogations ayant trait au pardon, à la foi, aux systèmes de domination, aux traumatismes, à leur apaisement, à la culpabilité, à la communauté, à son autodétermination et à l’importance de disposer de soi-même. Il m’a aussi remplie d’un espoir surprenant. »
Finalement, tout est dit dans ces discours de la réalisatrice. C’est exactement ce qui se dégage dans ma propre perception de Women Talking. Au milieu de tous ces questionnements, le film devient un hymne à la parole… Au commencement était la Parole… Et c’est par elle qu’une forme de guérison s’opère, que l’esclave s’affranchit, c’est par elle que la liberté est choisie. C’est avec elle que tout commence. Une parole à entendre doublement, avec et sans majuscule, car Elle vient aussi ici se dire, se prier, se chanter.
La foi est là et demeure, soutient même si les cœurs et la chair saignent. Car ces femmes sont des chrétiennes convaincues qui se sentent réconfortées par leur foi et craignent de se voir refuser l’accès au paradis. Mais au fur et à mesure qu’elles parlent, elles rejettent l’idée qu’un Dieu juste at aimant exige ce genre de souffrance.
Si le film n’est (presque) que parole, il n’est jamais bavardage, chuchotement ou badinage. Ces femmes, qui ne savent pas lire, chérissent leurs mots et ne les gaspillent pas. Elle les font même se conserver, s’écrire comme les minutes d’un procès où une décision vitale doit se prendre ensemble et rapidement malgré les divergences de point de vue, malgré la douleur, malgré l’horreur.
Si Sara Polley comprend le pouvoir de la parole, elle perçoit aussi parfaitement le pouvoir cinématographique de l’image.
Le film présente ainsi un motif frappant comme une vue ou un regard « de Dieu » sur ces femmes, filmées de haut, allongées dans leur lit. La caméra fixe souvent d’ailleurs des endroits élevés, comme le grenier à foin de la grange où se déroulent les principales discussions. La verticalité est terriblement nécessaire. C’est aussi l’utilisation magnifique du gros plan, où la caméra s’approche fréquemment des personnages, capturant leurs gestes et leurs micro-expressions dans un éclairage velouté et une palette de couleurs désaturées.
Cette même caméra sait parfois se décaler pour aussi déplacer le sujet, élargir et nous laisser penser, nous-même face à l’écran. Au lieu d’être exposés, les moments d’action s’infiltrent comme de bons souvenirs, ou s’immiscent comme des cauchemars et des flashbacks traumatisants. Et les thèmes du film émergent à travers des joutes de conversations et de désaccords, des moments de consolation, de rage et de récrimination. La partition de Hildur Guðnadóttir et les hymnes chantés par les personnages clés donnent une impression de cérémonie solennelle et offre des instants de pure beauté.
La meilleure façon de décrire ce film est peut-être de le qualifier tout simplement de parabole : un riche outil d’enseignement moral et spirituel sous la forme d’une histoire terrible porteuse, malgré tout et vaille que vaille, d’espérance et d’amour. Et, comme la foi, Women Talking impose certaines exigences au spectateur.