Les réformateurs ont parlé à propos des sacrements de parole visible comme compléments à la parole audible de la prédication. Il y a la parole qu’on entend et la parole qu’on voit, notamment dans le partage du pain et du vin.

La cène comme mémoire

Lorsqu’on lit le récit de la cène, on est marqué par la succession des verbes : prendre, bénir, rompre, donner… verbes qu’on retrouve dans le récit de la multiplication des pains et dans le repas à d’Emmaüs[1]. C’est le geste que le chef de famille fait pour l’ouverture du repas. Lorsqu’ils ont mangé ensemble les disciples ont probablement fait mémoire des différents repas qui ont jalonné le ministère de Jésus : lors des noces de Cana ou chez Lévi le collecteur d’impôts, chez Zachée, cet autre collecteur d’impôt ou chez Simon le pharisien, plusieurs fois chez Marthe et Marie sans compter tous les autres repas qui ne sont pas racontés dans les évangiles. Chacun de ces repas a été l’occasion de la proclamation d’un Évangile qui ne se transmet pas comme une doctrine à laquelle il faudrait adhérer mais comme une bonne nouvelle qu’on raconte et qu’on expérimente.

Au cours de son dernier repas, après avoir partagé le pain et le vin, Jésus a laissé à ses disciples une prescription particulière : Faites ceci en mémoire de moi. Ils ont obéi à ce commandement et chaque fois qu’ils ont partagé le pain et le vin en mémoire de Jésus, ils ont pensé à son dernier repas qui a été le plus dense ; mais il est probable qu’ils ont associé à cette mémoire tous les repas qu’ils ont partagés avec leur maître.

En ritualisant la mémoire du dernier repas de Jésus, les évangiles ont inscrit la foi non simplement dans le registre du discours mais de l’expérience. Le propre d’un rite est qu’il parle plus que ce que nous sommes capables d’analyser. Cela ne doit pas nous empêcher d’essayer d’être intelligents et d’en chercher le sens même si nous savons que nous n’épuiserons jamais son contenu.

Le sacrement du don du Christ

Pour mieux comprendre le sens de la cène, nous pouvons évoquer l’autre signe que Jésus a posé lors de son dernier repas et qui est raconté dans l’évangile de Jean : le lavement des pieds. Jésus est devenu serviteur en lavant les pieds de ses disciples comme il devient serviteur en mourant sur la croix. La mort de Jésus n’est pas qu’une énorme injustice, elle est la marque d’un Dieu qui va jusqu’au bout du don de lui-même pour le monde et l’humanité.

Le sens du dernier repas de Jésus est le signe du don de Dieu. Célébrer la cène revient à faire mémoire de ce don, c’est la raison pour laquelle il n’y a aucune condition préalable – je dis bien aucune – pour participer au sacrement. Si la cène était le signe de notre foi, de notre sainteté ou de notre justice, il faudrait avoir la foi, être saint ou être juste pour y participer. Mais la cène est le signe du don de Dieu et le propre d’un don est qu’il est gratuit.

Dans ce sens, il n’est pas faux de dire, comme l’affirme la théologie catholique, que le sacrement fait l’Église. Non qu’il n’y ait pas d’Église hors de la cène mais en rassemblant des hommes et des femmes qui n’ont d’autres vertus que d’être des pécheurs pardonnés ou des mendiants accueillis, la cène est une belle représentation de l’Église.

Lorsque l’Église se retrouve autour de la table, il y a dans le cercle des Français et des étrangers, des riches et des pauvres, des jeunes et des âgés, des grands et des petits… autant dire des hommes et des femmes qui n’ont pas l’habitude de s’inviter à dîner les uns chez les autres. En partageant le pain et le vin, cette diversité d’hommes et de femmes devient une communauté de pécheurs qui ont été graciés. Ce ne sont pas les mérites des chrétiens qui font l’Église mais le fait d’avoir en commun le privilège de savoir qu’ils sont au bénéfice de la même grâce.

Transsubstantiation

Les Églises se sont disputées pour savoir comment le Christ était présent dans le pain et le vin de la cène. J’aime bien le terme de transsubstantiation utilisée par l’Église catholique à condition de le comprendre au sens étymologique du terme.

En latin, le préfixe trans- ne signifie pas un changement mais à travers, au delà de. Le terme de transsubstantiation signifie étymologiquement que le Christ se rend présent à nous à travers la substance du pain et du vin. Peut-être que nous n’avons pas besoin d’en dire plus, il nous suffit de croire qu’une certaine présence du Christ nous est proposée à travers le pain et le vin du repas.

En tant qu’humain doté d’un cerveau, j’aime faire de la théologie et comprendre avec mon intelligence et ma raison ce que signifie l’Évangile. Mais lorsque l’Évangile me dit que le Christ se rend présent à travers le pain et le vin, j’entends que ce n’est plus avec mon intelligence que je suis invité à le recevoir mais avec mes mains et ma bouche. Ce n’est probablement pas un hasard si en français, c’est le même mot qui désigne la façon dont nous percevons les choses et la façon dont nous les interprétons, je veux dire que c’est ce que nous percevons avec nos sens qui fait sens pour nous. C’est pourquoi je n’ai pas à comprendre le repas mais à le manger, je n’ai pas à expliquer l’Église rassemblée autour du pain et du vin mais à la vivre.

Quand on me tend un morceau de pain, je peux analyser sa composition chimique, je peux aussi le recevoir avec gratitude. Si le Christ a pris le pain, l’a béni, l’a rompu et l’a donné à ses disciples, c’est que je suis tout simplement invité à recevoir le pain, à rendre grâce, à le manger et à le faire passer à mon voisin en signe de bénédiction.

[1] Lc 9.16, 24.30.