Premier volet d’une série sur l’économiste protestant français Charles Gide, inventeur de l’économie sociale et solidaire.
Dans un pays comme la France, marqué par l’héritage d’Ancien Régime, la culture littéraire est plus valorisée que la culture économique. C’est la seule raison qui explique pourquoi l’écrivain André Gide (1869-1951) y est plus connu aujourd’hui que son oncle Charles Gide (1847-1932), inventeur de l’économie sociale et solidaire.
Ce dernier s’est pourtant affirmé de son vivant comme un immense théoricien de l’économie sociale. Universitaire, auteur et enseignant respecté, honoré par la République française, Charles Gide a notamment mis l’accent est la responsabilisation du consommateur. Alors qu’entre Québec, France, Suisse et Afrique de l’Ouest, l’économie sociale et solidaire est aujourd’hui à la mode, il est temps de revenir sur l’héritage trop méconnu de ce grand auteur.
« Ni révoltés ni satisfaits »
Né en France le 29 juin 1847, à Uzès dans le Gard, Charles Gide a été marqué, dès son jeune âge, par une éducation protestante réformée (calviniste). Ouvert sur l’Europe, il épouse une Suissesse, Anna Im Thurn, et se passionne pour le droit et l’économie. Mais pas n’importe quelle économie. Fidèle à l’anthropologie protestante qui met en valeur la responsabilité individuelle et le sacerdoce universel des croyants, il se méfie des approches macro-économiques qui réduisent les citoyens à des pions. Ce qui attire son attention, c’est la capacité de chacune et chacun à se mobiliser pour le bien commun, dans un contexte où petit à petit, les sociétés européennes, dont la France, s’ouvrent à des libertés nouvelles. Après sa thèse, il devient professeur d’économie, puis s’investit corps et âme dans le mouvement coopératif français. Il promeut et défend le principe des coopératives de consommation, qui sensibilisent les adhérents à l’origine et la qualité des produits, et favorisent plus de justice. En novembre 1886, il se livre, dans le premier numéro de L’Emancipation, à un plaidoyer passionné pour une responsabilisation solidaire des consommateurs, qui sera à l’origine de ce qu’on appellera « l’école de Nîmes ». Son titre situe l’enjeu : « Ni révoltés ni satisfaits ».
En voici un extrait : « Dans un pays de suffrage universel, toute doctrine de révolte est un non-sens » et « toute révolution, soit qu’elle échoue, soit même qu’elle réussisse, entraîne encore plus de souffrances pour les pauvres que de ruines pour les riches ». Mais « la catégorie… des satisfaits n’est pas, en son genre, un moindre fléau », laissant perdurer bien des injustices. Il affirme: « nous ne pouvons pas considérer l’organisation économique de nos sociétés comme satisfaisante…, nous ne considérons pas cet état des choses comme définitif et nous ne croyons pas que nous en soyons réduits à nous incliner devant lui comme devant je ne sais quelle fatalité économique. Nous avons la ferme confiance que nous pouvons le changer, si nous le voulons. Nous estimons que nos sociétés modernes, si fières de leur savoir et si vaines de leur luxe, ont la possibilité, et par conséquent le devoir d’assurer à chacun de leurs membres non pas la richesse […], mais au moins ces deux biens qui font la dignité et le prix de la vie à savoir l’indépendance et la sécurité du lendemain. Ces biens-là ne sont pas de ceux que la violence puisse procurer ». Promoteur d’une responsabilisation du consommateur, il reconnaît que la tâche est rude. Le système capitaliste qu’il observe s’attache en effet à nourrir la passivité des gens, invités à acheter, acheter et acheter encore, sans trop se poser de questions….
Ne pas prendre les loups pour des bergers !
Dans la ligne de l’éthique de responsabilité (Max Weber) qui nourrit sa culture protestante, Charles Gide ne peut se contenter de ratifier les rapports de force existants. Il affirme ainsi : « Je reconnais que le rôle du consommateur n’a rien de bien glorieux et qu’il n’implique en lui-même ni efforts, ni vertus (…) c’est entendu, mais si les consommateurs ne sont que des moutons, raison de plus pour ne pas les laisser manger par les loups, ni de prendre ceux-ci pour bergers » (2). Halte à la passivité et au conformisme ! Charles Gide vise « une transformation du consommateur pour le rendre actif » (3). Le monde francophone fournit aujourd’hui de nombreux exemples de ces mobilisations de consommateurs que Charles Gide, en précurseur, appelait de ses voeux. En témoigne, en 2014, l’initiative oecuménique suisse catholico-protestante PAIN POUR LE PROCHAIN qui a récolté 10.000 signatures, collecté des fonds et sensibilisé la population à l’enjeu des vêtements équitables, face à la réalité de conditions de travail parfois effroyables. Les consommateurs savent-ils que certains jeans qu’ils achètent au supermarché local sont réalisés avec du coton Monsanto venu du Burkina Faso ? Des champs de coton burkinabè où il arrive que des travailleuses soient vaporisées par des épandages de de pesticides, par avion, provoquant cancers de la peau et surmortalité (4).
Le visuel de cette campagne suisse de 2014 illustre à merveille les principes de mobilisation voulus par Charles Gide : on montre un produit de consommation, un jeans, objet du désir…. Mais une loupe grossissante fait découvrir l’envers du décor, éduquant ainsi le consommateur, invité à se mobiliser pour agir. On y voit un chant de coton vaporisé de produits pesticides, par avion, intoxiquant hommes et femmes qui y travaillent. Le slogan souligne : « Nous voyons l’empoisonnement des êtres humains et de la nature pour la production de vêtements. Et nous agissons ». Secouant la passivité du consommateur au nom d’un berger qui met en garde contre les loups sans scrupules.
(1) Charles Gide, «Coopération ou salariat?» L’Emancipation, octobre1887, in Œuvres,vol. III, p.46.
(2) Charles Gide, «Pourquoi les économistes n’aiment pas le coopératisme», 1921, in Œuvres, vol. VII, p.196.
(3) Marc Pénin, « Charles Gide est-il toujours d’actualité ? », Revue internationale de l’économie sociale, n°301, juillet 2006, p.65.
(4) Voir la thèse de doctorat de Camille Renaudin sur l’industrie cotonnière au Burkina Faso (Paris Sorbonne, 2011).