6e et dernier volet de notre série sur le Brésil.
Le fait est méconnu : la Guyane, département français d’outre-Mer, partage plus de 700kms de frontière avec le Brésil, dont plus de 400 km au long du fleuve Oyapock. Un pont, un seul, permet de franchir les eaux tumultueuses qui séparent France et Brésil.
700 kms de frontière terrestre France / Brésil
Ce pont sur l’Oyapock est une jolie prouesse technologique, mais pas seulement. Réalisé sur la base d’un accord franco-brésilien signé le 15 juillet 2005 à l’occasion de la visite du président Lula en France, il s’agit d’un pont à haubans de 378 mètres de longueur. Il comporte deux voies de 3,50 m de largeur et deux voies mixtes séparées pour piétons et cyclistes. Les deux pylônes porteurs culminent a 83 m de hauteur. Il n’a été ouvert à la circulation que le 20 mars 2017, deux jours après son inauguration, plusieurs fois retardée. Depuis, il draine une circulation terrestre régulière entre l’Etat de l’Amapa (Brésil) et la Guyane Française. Grâce à ce pont, Cayenne est aujourd’hui à moins de 2H30 de route du Brésil !
Dans un environnement naturel difficile, ce nouvel axe de circulation revêt des conséquences économiques et géopolitiques non négligeables pour l’espace francophone. Avec la construction de ce pont, la nouvelle route côtière ainsi parachevée constitue en effet un maillon d’une « panaméricaine atlantique » ouverte dès 2004, qui double désormais « celle qui parcourt le continent, sur le versant Pacifique, de la Terre de Feu à l’isthme de Panama »[1]. En matière de circulations protestantes, cet axe d’échange terrestre avec le géant brésilien nourrit les rapprochements, les hybridations et les innovations religieuses.
Il n’est pas besoin d’attendre les résultats du prochain recensement 2020 pour savoir que le Brésil est peu à peu en passe de devenir le premier pays protestant des Amériques. Avec une forte tonalité pentecôtiste, qu’elle soit portée par les Assemblées de Dieu (établies depuis 1911 à Belem) ou par des expressions plus récentes. Le contraste est grand avec la petite Guyane, où le protestantisme se montre disséminé, discriminé, diversifié[2]. Et si la présence protestante francophone guyanaise se recomposait sous l’influence du puissant Brésil évangélique ? Le processus n’a pas attendu le pont sur l’Oyapock pour commencer à s’opérer. Avant même l’inauguration du pont, la présence brésilienne est en effet considérable en Guyane, où les Brésiliens représentent la seconde population étrangère la plus importante après les Haïtiens. En septembre 2009, le Consul du Brésil à Cayenne avait fourni les chiffres suivants : de 8000 à 10.000 Brésiliens vivraient alors en Guyane en situation régulière, contre des illégaux que l’on compterait entre 10.000 et 12.000 ́, soit environ 22.000 Brésiliens (10% de la population environ). Le chercheur Hervé Théry commente: « ce chiffre est néanmoins jugé comme un seuil minimum. Les estimations plus communément avancées font état de 20% de Brésiliens en Guyane dont la plupart travaillent non pas dans l’orpaillage mais dans les travaux publics et les gardes d’enfants ». C’est qu’en dépit des difficultés sociales de la Guyane, répercutées en 2016-17 par des mouvements protestataires médiatisés en métropole, le département français fait figure d’Eldorado régional. Un pôle attractif qui draine entrepreneurs, ouvriers, trafics, commerçants.. et pasteurs.
Bible français / portugais sur l’Oyapock
Parmi eux, nombreux sont les Brésiliens pentecôtistes. Dans un bel article publié en 2006, Bernard Coyault rapportait ainsi que les assemblées de Dieu (ADD) venues du Brésil sont implantées dans toutes les communes du département guyanais, y compris dans les espaces amazoniens les plus enclavés. Il y donne l’exemple du pasteur évangélique pentecôtiste brésilien Gilmar, arrivé en Guyane en 1995, qui implante à Cayenne et ailleurs de nouveaux lieux de culte. Il observe que « si les Guyanais, créoles et métropolitains, accusent ces compatriotes (Brésiliens) de tous les maux (délinquance, alcoolisme, prostitution, trafic de drogue), le pasteur œuvre, lui, à montrer un autre visage d’hommes et de femmes honnêtes et travailleurs, parce qu’Évangile, dit-il, les a transformés »[3]. Sur la rive brésilienne de l’Oyapock, au bord du fleuve, un monument de pierre, photographié par Bernard Coyault, inscrit ce travail d’implantation dans la mémoire longue. Il représente une grande Bible ouverte, avec deux versets mis en exergue : « Heureuse la nation dont l’Éternel est le Dieu. Heureux le peuple qu’il choisit pour son héritage » (Psaume 33, 12) et « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé, toi et ta famille » (Actes 16,31). Sur la page de droite, les versets sont en traduction française. Sur la page de gauche, ils apparaissent en traduction brésilienne (portugaise). Sous la Bible est indiqué « Ici commence l’évangélisation du Brésil ». Accompagné d’un travail social significatif, ce travail missionnaire touche aussi massivement les Amérindiens, qui réencodent ainsi leur logiques solidaires et communautaires au sein des nouveaux dispositifs discursifs du christianisme. Cette évangélisation évoquée en mode bilingue jusque dans la pierre commémorative, s’inscrit, ne l’oublions pas, dans un contexte de souffrances individuelles et collectives. Où la métaphore du pont s’invite comme projet : franchir l’obstacle, plutôt que se laisser emporter par les eaux ?
[1] Hervé Théry (CNRS), « France-Brésil : un pont géopolitique », site https://diploweb.com/, 20 juin 2011.
[2] Cf. Sébastien Fath, « Guyane : protestantismes méconnus, terre de réformes », Regardsprotestants, 8 avril 2017.
[3] Bernard Coyault, « France-Brésil », La Voix Protestante, mars 2006.