Le débat sur la question européenne a longtemps tourné autour de trois thèmes : le périmètre de l’union ; l’équilibre des pouvoirs entre les institutions bruxelloises, à commencer par la Commission, et les Etats-nations ; la définition de l’identité européenne. Ces trois thèmes n’ont pas tout à fait disparu des discussions mais ils sont devenus secondaires. Depuis l’adhésion de la plupart des anciens pays communistes, l’interruption des pourparlers avec la Turquie et le départ du Royaume-Uni, les frontières de l’Union européenne sont à peu près fixées. L’entrée des Balkans occidentaux devrait clore le processus d’élargissement. L’Union européenne restera probablement ce qu’elle est aujourd’hui, une association d’une trentaine d’Etats appelés à travailler ensemble.

De même, l’organisation de la communauté, telle qu’elle a été modelée par les traités, demeurera, pour l’essentiel, inchangée. Comme l’écrit l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique, « l’UE est arrivée institutionnellement à maturité ». Elle ne répond ni aux rêves des fédéralistes, qui défendent l’idée d’un Etat européen, ni aux protestations des eurosceptiques, qui ne croient qu’aux Etats-nations, mais elle a mis au point une savante répartition des pouvoirs qui combine compétences nationales et compétences communautaires. Personne n’est totalement satisfait du résultat mais chacun s’en accommode. On ne rouvrira pas le chantier des institutions. « Aucun traité différent ne sera ratifié par les 27 », écrit Hubert Védrine.

Enfin, la définition de l’identité européenne comme base de la construction communautaire n’est plus vraiment à l’ordre du jour, même si certains en font leur cheval de bataille au nom de la défense des valeurs chrétiennes. S’il est normal que ce thème intéresse les historiens qui se penchent sur le passé de l’Europe, ceux qui se préoccupent de son avenir posent la question autrement.
« La question que nous devons nous poser, estimait par exemple en 2010 dans le revue Mondes : les cahiers du Quai d’Orsay, le philosophe Pierre Manent, c’est non pas de quelle manière construire une nation européenne nouvelle ou même une communauté européenne, mais de quelle manière agir pour que les Européens, dans leurs différentes nations, aient un sentiment croissant d’identification à quelque chose comme une entreprise commune ».

C’est dans l’action, non dans le souvenir, qu’une Europe unie peut s’affirmer. « En nous interrogeant sur l’identité européenne, soulignait dans la même revue l’ancien ambassadeur Pierre Sellal, nous questionnons en fait la capacité de l’Europe en tant que telle d’exister, de se manifester, de s’exprimer, de défendre des intérêts, ce qui revient à se distinguer d’autres partenaires, d’autres acteurs, d’autres intérêts… ». Dans un premier temps, l’Europe a mis en place les mécanismes destinés à assurer son bon fonctionnement. Elle est restée le plus souvent tournée vers elle-même. Dans un deuxième temps, elle s’est tournée vers l’extérieur sous la pression des crises venues d’ailleurs. Elle est passée, comme l’explique le politologue néerlandais Luuk van Middelaar dans son livre Quand l’Europe improvise, d’une « politique de la règle » à une « politique de l’événement ».

C’est dans cet esprit que deux chercheurs du Conseil européen des relations extérieures (ECFR, European Council on Foreign Relations), Mark Leonard et Jeremy Shapiro, ont publié récemment un rapport intitulé « Une Europe souveraine dans un monde hostile : cinq programmes pour protéger la capacité d’action de l’Europe ». Ils identifient cinq domaines-clés dans lesquels se joue le sort de l’Europe face à la concurrence extérieure : la santé, la sécurité, le numérique, l’économie internationale, la lutte contre le changement climatique ». Comme le souligne l’un des auteurs, Mark Leonard, président de l’ECFR, « cela signifie qu’il faut dépasser les débats théoriques sur le fait d’être géopolitique ou autonome et élaborer un plan d’action pour devenir plus souverain en matière de santé, d’économie, de sécurité, de politique numérique et de climat ».

Sans entrer dans le détail de ce plan d’action, qui va du financement de la recherche médicale à la création d’un conseil de sécurité européen, en passant par un encouragement à la formation de champions européens du numérique, on notera que les recommandations de l’ECFR sont assez concrètes pour être rapidement applicables et qu’elles illustrent la possibilité d’une Europe en actes qui peut seule donner aux Européens le sentiment d’une aventure commune. Oui, l’Europe doit devenir l’acteur de son destin pour affirmer son identité, non dans la nostalgie des jours anciens, mais dans l’espérance du lendemain.