Lorsqu’elle a présenté son programme devant le Parlement européen, en septembre 2019, la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que celle-ci devait devenir une Commission « géopolitique ». Par ce mot, elle entendait mettre l’accent sur les responsabilités internationales de l’Union européenne plutôt que sur son développement économique, tenu jusqu’ici pour son principal objectif.

Autrement dit, pour elle l’UE n’a pas seulement pour ambition d’organiser les relations entre les Etats membres pour favoriser leur croissance commune mais aussi de s’affirmer, dans l’arène mondiale, comme une puissance capable de rivaliser avec les grands pays du globe, à commencer par les trois géants que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie. L’Europe est donc appelée, au nom de sa mission « géopolitique », à jouer un rôle plus actif dans le concert des nations, sans craindre d’affronter – pacifiquement – les autres acteurs de la scène planétaire.

Seize mois après la robuste profession de foi d’Ursula von der Leyen, l’occasion est donnée à l’Union européenne de faire entendre sa voix face à ceux qui se battent pour l’hégémonie mondiale et de prouver sa volonté de parler avec eux d’égale à égal. Avec les Etats-Unis, l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche rebat les cartes diplomatiques après le mandat tumultueux de Donald Trump et contraint les Européens à redéfinir leurs liens avec leurs voisins d’outre-Atlantique.

Un jeu à trois

Avec la Chine, devenue en quelques années l’un des poids lourds de la planète, le moment est venu pour l’Europe de préciser sa position dans la formidable lutte d’influence qui oppose Pékin à Washington et qui devrait s’accentuer dans les années à venir. Avec la Russie, enfin, l’histoire est ancienne, mais la politique de Vladimir Poutine, de l’annexion de la Crimée à la répression féroce contre Alexeï Navalny et ses amis, invite les Européens à choisir l’intensité de leur riposte. Dans le jeu à trois mené par les Etats-Unis, la Chine et la Russie, l’Europe saura-t-elle s’imposer comme le quatrième partenaire ?

On n’attend certes pas de l’UE qu’elle entre en conflit ouvert avec ses grands rivaux dans le seul but d’afficher sa volonté de puissance, mais qu’elle défende son indépendance en mettant en avant ses propres intérêts et ses propres valeurs, en s’opposant éventuellement aux Etats-Unis, à la Chine ou à la Russie. Selon une vaste enquête publiée par l’excellent laboratoire d’idées EFCR (European Council on Foreign Relations) et signée par deux experts reconnus de la construction européenne, Ivan Krastev et Mark Leonard, les opinions publiques y semblent prêtes. « On discernerait aujourd’hui l’esquisse du début d’une conscience européenne », note dans Le Monde Alain Frachon en commentant cette enquête.

Autonomie, souveraineté, puissance

Le changement majeur concerne les relations de l’Europe avec les Etats-Unis. Une majorité d’Européens sont en effet devenus sceptiques à l’égard de la puissance américaine. Ils pensent qu’elle ne retrouvera pas son leadership passé, qu’elle sera bientôt dépassée par la puissance chinoise et qu’ils ne peuvent plus compter sur elle pour assurer éventuellement leur défense. A l’Europe de prendre son destin en mains sans rester inféodée aux Etats-Unis. Les Européens commencent aussi à s’organiser pour résister, au nom du respect de leur souveraineté, à l’expansion commerciale de la Chine. Sur la Russie, les avis sont sans doute plus partagés mais la dérive autoritaire du régime devrait pousser l’UE à l’action.

L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe progresse. Elle inspire désormais plusieurs de ses politiques. « Malgré les divergences au sein de l’Union, écrit le diplomate Maxime Lefebvre dans une belle étude sur les notions d’autonomie, de souveraineté et de puissance publiée par la Fondation Robert-Schuman, la puissance européenne est devenue une réalité ». Cette puissance est, à l’heure actuelle, plus économique que politique ou militaire. Mais, comme le note Maxime Lefebvre, « elle se reconnaît et s’assume de plus en plus comme telle ». Voilà la principale nouveauté : même s’il lui reste un long chemin à parcourir sur la voie de la souveraineté, l’Europe n’a plus peur de montrer sa force à la face du monde.