Depuis la chute du mur de Berlin, la guerre avait presque disparu de l’horizon des Européens. Les conflits qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie n’ont pas suffi à les convaincre que la paix n’est pas devenue l’horizon indépassable de notre temps. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a dissipé cette illusion. La guerre n’appartient pas seulement au passé de l’Europe, elle fait partie de son présent et peut-être de son avenir. Dès lors il lui faut apprendre à se défendre. Mais en est-elle capable ?
« Sait-on encore se défendre ? », demande Le Point en couverture de sa dernière livraison (24 mars). De ce point de vue, l’agression russe représente pour l’Europe « un électrochoc », estime l’essayiste Nicolas Baverez dans l’article qui ouvre le dossier de l’hebdomadaire. Elle a « réveillé l’Europe », explique-t-il. En faisant « basculer l’Union européenne dans l’univers de la puissance », elle lui impose de « repenser sa défense ».

De l’OTAN à la défense européenne

La guerre en Ukraine rend cette tâche particulièrement urgente. Face à la menace russe, les pays occidentaux ont entamé sur ce sujet une réflexion collective dans le double cadre de l’Alliance atlantique et d’une naissante Europe de la défense, à laquelle la tentative de conquête de l’Ukraine par la Russie peut donner un coup d’accélérateur. Les récents sommets de l’OTAN et de l’Union européenne, qui se sont tenus le 24 mars à Bruxelles, ont ainsi fait avancer les échanges entre alliés sur leur politique de sécurité et sur le nécessaire réarmement du Vieux Continent en réponse aux agressions de Vladimir Poutine.
L’OTAN, qu’Emmanuel Macron disait jadis « en état de mort cérébrale », a retrouvé une seconde vie sous l’effet de l’agression russe. Elle a affiché sa détermination et son unité dans la défense de « la démocratie contre l’autocratie », selon la formule de son secrétaire général, Jens Stoltenberg. A travers elle, les Etats-Unis sont de retour en Europe. Leurs soldats déployés sur le territoire européen atteignent désormais le nombre de 100.000. Quant à l’UE, elle vient d’adopter sa « boussole stratégique », c’est-à-dire une série de résolutions qui expriment une vision commune des périls et une approche coordonnée des Etats membres.

Une « boussole stratégique » pour l’UE

Cette boussole (compass en anglais) a pour fonction, comme son nom l’indique, de fixer un cap. Préparée depuis de longs mois, elle a été lancée sous la présidence allemande de l’UE en 2020 pour être adoptée sous la présidence française. Elle propose aux Européens une feuille de route pour les dix prochaines années, définissant les actions concrètes à entreprendre dans quatre domaines-clés : les opérations (« Agir »), la résilience (« Assurer la sécurité »), l’investissement dans la défense (« Investir »), et les partenariats (« Travailler en partenariat »). Elle représente, selon Bruxelles, le point de départ d’un nouvel essor de l’Europe de la défense. « L’Europe est en danger », a souligné le haut représentant de l’UE, Josep Borrell, en présentant le document. L’exercice vise à renforcer la cohésion des Européens. Il appelle à une mobilisation collective face à l’ennemi.
Le projet s’inscrit dans la perspective de « l’autonomie stratégique » à laquelle aspire l’Union européenne. Cette ambition est-elle compatible avec le réengagement des Etats-Unis dans la défense de l’Europe ? Les Européens peuvent-ils à la fois affirmer leur volonté de se défendre eux-mêmes et faire appel à la garantie américaine ? La question mérite d’être posée. On peut répondre que l’Europe de la défense n’est pas incompatible avec l’appartenance à l’OTAN, à condition qu’elle ne soit pas conçue comme une institution concurrente, mais comme un outil complémentaire. « Les Etats-Unis sont évidemment le partenaire stratégique le plus important, quelle que soit l’administration en place, explique Josep Borrell. La boussole vise d’abord à ce que les Européens imaginent leur propre rôle dans un monde où, bien sûr, les Américains joueront toujours un rôle-clé ».

Le temps de l’aveuglement est passé

La préparation de l’Europe à une guerre future s’accompagne d’un gros effort d’armement. Nicolas Baverez rappelle, dans l’article du Point cité plus haut, que depuis 2008 les dépenses d’armement dans le monde se sont envolées, sauf en Europe. « Comme dans les années 1930, ajoute-t-il, les démocraties se sont volontairement aveuglées ». Le temps de l’aveuglement est passé. Désormais l’Europe, à son tour, réarme. Selon le chercheur Siemon Wezeman, coauteur du rapport annuel de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, cité dans Le Monde par Jean-Michel Bezat, le Vieux Continent est devenu un « nouveau point chaud » du réarmement. C’est là que les achats d’armes ont le plus augmenté entre 2017 et 2021 (+ 19%) alors qu’ils reculaient de 4,6% dans le monde. Selon le rapporteur, la part de l’Europe dans le commerce des armes va s’accroître d’une façon « substantielle ».
Alors que l’Allemagne a décidé de porter ses dépenses militaires de 1,3 % à 2% de sa richesse nationale, sa ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock (Verts), a déclaré à propos de l’invasion de l’Ukraine : « Cela réveille en nous quelque chose que nous n’avions pas ressenti depuis longtemps, en tout cas jamais dans ma génération : le besoin de se sentir en sécurité ». Apparemment, la plupart des dirigeants européens ont ressenti le même besoin quand la Russie a choisi de réveiller le spectre de la guerre.

Cette chronique est publiée également sur le site Boulevard-Extérieur (www.boulevard-exterieur.com)