Les intranquilles, le drame belge du réalisateur Joachim Lafosse avec Leïla Bekhti et Damien Bonnard, concluait hier la présentation des 24 films de la compétition dans cette 74ème édition du Festival de Cannes.
Damien (un excellent Damien Bonnard) est bipolaire. Au cours de ses crises, il reste sans dormir pendant des jours et des jours, se précipitant pour essayer de tout réparer et de tout faire, dans une excitation permanente. Il vit dans une confortable maison de campagne avec son jeune fils Amine (Gabriel Merz Chammah) et sa femme attentionnée Leïla (Leïla Bekhti), qui restaure des meubles dans un atelier sur place. Damien est un peintre qui connait un certain succès, un métier qui semble convenir à son tempérament. Mais lorsqu’il entre dans ce que nous apprenons être un énième épisode de ses troubles bipolaires et qu’il refuse de prendre ses médicaments, Leïla est au bout du rouleau.
Le Festival de Cannes nous réserve parfois de très jolies surprises avec son dernier film présenté en compétition. C’est bien le cas cette année avec ce dernier long métrage de Joaquim Lafosse qui avait déjà eu l’honneur du tapis rouge mais ailleurs avec la section Un certain regard pour À perdre la raison en 2012 et celle de la Quinzaine des réalisateurs pour L’économie du couple en 2016. Le réalisateur belge rejoint donc cette année avec sens la section la plus prestigieuse de Cannes, la compétition principale. Le film dresse le portrait d’un couple qui s’aime profondément mais qui se trouve dans un conflit qu’aucun d’entre eux ne veut vivre. Il est clair qu’ils entretiennent une relation forte ensemble et avec leur jeune garçon, mais lorsque Damien est en crise, il ne perçoit plus que Leïla essaie simplement de l’aider lorsqu’elle lui suggère de prendre des médicaments ou – pire – de se reposer ou, en choix ultime, de se rendre à l’hôpital. Les performances, la mise en scène et le scénario aident le public à voir les deux côtés de l’histoire ; il faut féliciter le réalisateur et son équipe de co-scénaristes pour leur approche empathique de tous leurs personnages.
Damien Bonnard est absolument fascinant dans le rôle d’un artiste aux prises avec son trouble bipolaire, tout comme Leïla Bekhti dans celui d’une épouse qui se bat vaille que veille et tente de préserver l’unité de la famille. Les deux, conjointement, pourraient tout à fait être récompensés comme meilleurs acteur et actrice de la compétition tant leurs prestations sont brillantes et touchantes. Face à ses parents malmenés par cet intrus pathologique qui, progressivement, détruit tout sur son passage, il y a Amine leur fils, que Gabriel Merz Chammah interprète aussi avec beaucoup de justesse. C’est alors peut-être son regard sur la situation qui nous prend aux tripes. Car, bien que le couple discute de l’état de santé de Damien, les effets de cette maladie sont surtout montrés et notamment au-travers des les yeux d’Amine. Il y a ainsi une scène magnifique mais extrêmement inconfortable (positivement je précise) où un Damien en sueur et excité dépose Amine à l’école, malgré les tentatives de Leïla de l’en empêcher. Il se précipite dans un magasin et achète deux paniers de petits gâteaux, puis entre dans la classe en courant et déclare qu’il veut emmener toute la classe en pique-nique au bord du lac. Ici, la sympathie et se tourne vers le fils de Damien, tranquillement mortifié mais aussi terriblement inquiet, intranquille pourrait-on d’ailleurs plutôt dire, pour son père qu’il aime. Il est clair que ce n’est pas la première fois qu’il est témoin de ce genre de comportement, ce qui le rend d’autant plus poignant. Il n’est pas surprenant d’apprendre que le réalisateur avait lui-même un père souffrant de cette même malade…
Damien vit dans un état constant d’essoufflement et Lafosse filme Damien et Leïla, dans cet éternellement stress, en gros plan et à hauteur de leurs yeux. Un état qui devient rapidement aussi le nôtre. Plusieurs fois en suivant l’histoire se dérouler devant moi, je me suis surpris à ressentir cette même excitation et fatigue paradoxale qui l’accompagne me gagner… une manière éreintante mais tellement efficace de nous faire vivre ces vies de près. Car l’intranquillité du mari et père devient immanquablement l’intranquillité de l’épouse et du fils. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qu’écrit la théologienne protestante Marion Muller-Collard dans son ouvrage L’intranquillité : « La voie de l’intranquillité s’est imposée à moi par la force des choses. Par la force crue de la vie, qui ne prévient de rien, qui exige de nous que nous épousions à chaque instant la courbe indéchiffrable de notre imprévisibilité ». Elle voit cela, avec sens, comme un moteur de toute existence humaine en recherche. Mais ici cette intranquillité hélas prend une autre forme et devient terriblement destructrice. C’est l’autre face de la médaille d’une certaine manière.
Il y a aussi des « notes de grâce » inattendues dans le film, avec Amine d’ailleurs, le plus souvent et, par exemple, son attitude à la table du dîner quand il imite avec tendresse son père, reproduisant l’une de ses crises quelques jours auparavant. Mais Les intranquilles montre clairement qu’il n’y a pas de moyen facile de sortir de ce trou noir, en particulier aussi à cause de la peur qui s’immisce dans les esprits qu’à tout moment la bascule dans la crise est imminente, comme une épée de Damoclès constamment suspendue au-dessus de soi. Un mal de la circonstance, mais peut-être aussi d’une société, d’un monde lui-même touché aussi par un virus… car ici, les masques apparaissent dans le scénario, et certaines allusions peuvent nous donner de percevoir, entre les lignes, que l’intranquillité n’est pas que l’affaire de cette famille…