L’écho de la voix d’un ami peut prendre de multiples sonorités. Bernard Cottret, mélomane aguerri, comprendrait que nous lui rendions hommage à plusieurs voix. Cet historien engagé dans son Église, ne mélangeait pas les rigueurs de la science avec l’intensité de la foi, mais il savait que l’une et l’autre se conjuguaient en lui malgré tout, suivant une alchimie que les intellectuels appellent « dialectique » et les sentimentaux « inspiration ».
« Je suis, à tout prendre, un chrétien paradoxal, a-t-il écrit dans un très bel article intitulé L’historien et la foi. Après une enfance catholique et une jeunesse agnostique, mon adoption du protestantisme tenait à une raison simple : la Réforme permet une Église minimale, au sens où l’on parle d’un État minimal et non interventionniste. « Adoption » du protestantisme donc, et non conversion. La conversion est intérieure, elle défie la chronologie : elle est un appel qui anticipe largement toute acceptation. » Quelques lignes plus loin, décryptant de manière plus aiguë les liens de ses deux engagements, professionnel et spirituel, Bernard Cottret précisait : « L’histoire a joué pour moi, pareillement, le rôle d’un anti-destin qui m’a conduit à relativiser mes ancêtres patrilinéaires et locaux au profit d’une famille élargie. Au cœur de la civilisation chrétienne, l’association d’un principe d’autorité et d’égalité: une religion du Père, qui est aussi celle du Fils et, par extension, de la fraternité. Tout comme l’Histoire, la foi a été dans mon expérience de l’ordre de l’événement – et de l’avènement. Elle a été intimement liée à la rédaction de plusieurs de mes ouvrages. Non point que je me sois converti par l’écriture. Cela n’aurait pas de sens. Mes livres s’inscrivent précisément dans la logique calviniste du témoignage. »
Comme son épouse Monique, historienne formidable à laquelle, évidemment, chacun d’entre nous pense aujourd’hui, Bernard Cottret fut le disciple de Robert Mandrou, l’admirateur de Jean Delumeau. C’est dire que la sensibilité, l’ouverture d’esprit, tenaient dans son travail une place plus importante que les colonnes de statistiques. Rude gaillard, gourmand de la vie, rieur, il savait aussi dire son fait à qui lui avait manquer- un talent qui se perd en notre époque tiède- mais il admettait volontiers le principe d’une réconciliation. Passionné par la marche du monde, il détestait le dogmatisme, les idées reçues, la paresse intellectuelle. C’est ainsi qu’il estimait le Brexit non comme une incongruité mais comme un geste politique tout à fait conforme à la culture des Britanniques, et Boris Johnson non pas comme un épigone de Donald Trump mais comme un homme d’État caché sous l’excentrique.
Bernard Cottret nous laisse une œuvre considérable dont la qualité littéraire et la richesse des analyses éclaireront longtemps le grand public autant que les universitaires. Et maintenant, place à quelques uns de ses amis, qui témoignent avec tendresse et gratitude.
Patrick Cabanel, historien :
Bernard, pour moi, a d’abord été un auteur, lu avec avidité, celui de Terre d’exil, le livre par lequel il a magistralement accompagné, pour sa part et celle de l’Angleterre, le tricentenaire de la Révocation. Puis celui du livre sur l’édit de Nantes, avec un tableau qui m’a tout appris sur l’ensemble des édits de pacification qui ont précédé le texte final, et se retrouvent à peu près entièrement dans sa rédaction. Bernard est encore l’historien qui a osé bâtir un triptyque de la Réforme: Luther et Calvin, certes, mais aussi Wesley !
Puis il est devenu un ami, un frère aîné, j’ai appris à aimer sa voix inoubliable où se mêlaient la force et la douceur, et qui traduisait une tendresse, celle dont je crois que depuis Michelet elle caractérise les vrais historiens, face aux morts comme aux vivants.
Philippe Gaudin, philosophe:
Quand nous nous téléphonions, l’un des deux commençait : « la situation politique de la France m’inquiète beaucoup » et l’autre répondait : « moi aussi ».
Et puis, passée cette entrée en matière, nous quittions les morosités pour parler, notamment,…du protestantisme. Si Bernard a pu dire, dans la geste d’Abraham, que « Dieu est exil », son protestantisme fut d’abord celui de l’ailleurs par rapport à la France. Protestantisme parfois guerrier, majoritaire et triomphant ; protestantisme des exilés aussi, cherchant refuge. Et c’est par cet ailleurs qu’il est revenu chez lui. C’est-à-dire au plus près de lui-même par la foi où l’on peut être et père et fils et frère. C’est à dire au plus près d’une patrie qu’on peut enfin passionnément aimer, laissant le nationalisme au loin.
Olivier Grenouilleau, historien :
J’ai rencontré Bernard dans un séminaire où il m’avait invité. Je ne saurai en indiquer la date. Le temps a ensuite revêtu ce moment initial, comme si Bernard faisait depuis toujours partie de mon univers historique. Nous nous sommes de suite entendus, compris, et jamais quittés.Les choses étaient si simples, évidentes, avec lui. On mentionnera l’œuvre, immense, consacrée aux îles Britanniques et à l’histoire des idées ; celle d’un Grand historien. Je me souviendrai surtout de son amour de la vie, profondément meurtri par les travers du monde universitaire. De sa passion dévoreuse de l’histoire le poussant à écrire, encore et toujours. De son amour d’une histoire qu’il savait penser en éthique avant de la traduire en esthétique. De son formidable esprit d’ouverture, de sa disponibilité, de son désir de transmettre. De la joie communicative qui emplissait ses séminaires, du regard admiratif, attendri, de ses étudiants. Cela est si rare. Grand historien, homme généreux, Bernard incarnait à sa manière l’une des figures du Bien.
Bertrand Van Ruymbeke, historien:
Bernard Cottret était un universitaire à l’immense culture historique, littéraire, politique et religieuse mais surtout incroyablement généreux, bienveillant et humain. Il avait suivi un parcours d’excellence tout en étant assez détaché du monde institutionnel. Il a écrit des livres d’une importance cruciale qui ont fortement influencé de nombreux domaines de recherches. Je pense à sa biographie de Calvin, à celle de Rousseau (écrite avec son épouse Monique), à son Edit de Nantes, à Terre d’exil sur les réfugiés huguenots en Angleterre et à sa Révolution américaine. Étant moi-même américaniste et ayant travaillé sur le Refuge huguenot, je peux témoigner de l’influence capitale de ces deux derniers livres. On aurait été tenté de le situer étroitement comme spécialiste des protestantismes et des îles Britanniques, pourtant il nous a surpris avec la publication d’une des meilleures études qui soit sur la naissance des États-Unis et une superbe biographie de Karl Marx. Bernard nous lègue une œuvre monumentale et un héritage intellectuel précieux qu’il convient d’entretenir et de transmettre à notre tour. Précipitons-nous à lire et relire ses livres !