Nombreuses sont les définitions de la foi, dont celle de Paul qui guide les Églises chrétiennes depuis deux mille ans : « la ferme assurance des choses que l’on espère mais que l’on ne voit pas. » (Hb 11.1)
Rencontre de l’Esprit et des sens
Croire n’est donc pas une question de volonté, on ne décide pas de croire. La vision paulinienne incite plutôt à penser que la foi est une alchimie, un alliage entre des éléments extérieurs captés par les cinq sens et une action intérieure de l’Esprit saint. Dans un langage moins théologique, les cinq sens de l’être humain lui permettent de s’ouvrir à autre chose que sa réalité quotidienne et de vivre une expérience spirituelle. De son côté, l’Esprit saint vient témoigner intérieurement de l’amour de Dieu. De la rencontre de ces deux mouvements naît la confiance, la ferme assurance dont parle Paul. Outre l’apôtre, toutes les religions semblent également avoir valorisé une approche sensorielle première, comme pour mettre l’humain en condition de recevoir l’Esprit ou la présence divine, quelle qu’elle soit.
Vivre une expérience spirituelle
Dans les formes de chamanisme amérindiennes par exemple, le rythme d’un instrument à percussion permet d’accéder à un état second, propice aux liens spirituels avec la nature et le monde animal. L’oreille est utilisée au même titre que le toucher de plumes d’oiseaux ou le mouvement du corps dans la danse, pour s’affranchir de la conscience rationnelle et atteindre un état vibratoire où tout l’être entre en communion avec le divin.
Dans une culture très différente, le monde orthodoxe reconnaît une force d’inspiration aux icônes, dont la construction en spirale triangulaire permet à l’œil de traverser l’image pour entrer dans une autre dimension. Le support peint devient alors l’entrée d’un passage, ce que d’autres traditions religieuses appellent un vortex. Avec l’encens ou la polychromie des ornements, le monde catholique insiste par ailleurs, comme certaines spiritualités bouddhistes, sur la source de purification et de méditation que véhiculent l’odorat et la vue. Chaque système religieux gère ainsi à sa manière l’ensemble des sens corporels, en fonction du message et de l’expérience qu’il entend faire partager.
Vers une unité de l’Homme
En toile de fond on trouve conscience que l’être humain est fondamentalement un. Les spiritualités hindoues visent par exemple cette unification par l’alignement des chakras, ouvertures au monde extérieur et symboles des différents niveaux de l’énergie corporelle et de la spiritualité. Même si la Bible ne rend pas compte de telles pratiques, elle indique par le terme nephesch, malheureusement traduit dans la vision grecque par âme, l’intégrité humaine dans ses aspects corporel, sensoriel et spirituel. Elle appelle par ailleurs rouah le souffle ou l’esprit qui semble être attribuable avant tout à Dieu et souffle sur l’être humain. Dans toutes les traditions religieuses, l’attention portée aux cinq sens est ainsi liée à la spiritualité et mène à une prise de conscience de la foi, pour peu que lesdits sens soient en corrélation et en harmonie les uns avec les autres. Si l’être humain dans toute ses dimensions (physique, psychique, relationnelle et spirituelle) est un temple de Dieu, alors les sens en sont les portes et les vitraux qui doivent se laisser traverser au diapason d’une même Parole.
La liturgie, outil sensoriel
Ce n’est sans doute pas un hasard si J. S. Bach, le champion de l’harmonie musicale, a eu un tel écho dans les communautés protestantes, réputées austères et spirituelles. Il fut capable dans le même temps d’enchevêtrer plusieurs lignes harmoniques et de terminer de nombreuses phrases musicales par un accord quasi parfait où seule une note dérange l’équilibre sans le remettre en cause. L’effet vise à la fois à capter l’attention de l’auditeur et à la projeter vers un point d’interrogation, une ouverture à la spiritualité.
Par exemple, l’introduction du culte jouée à l’orgue doit permettre à chacun de se recentrer sur l’essentiel, mais aussi de laisser son cœur s’ouvrir au-delà de l’esprit rationnel du monde. L’arrivée dans les célébrations de musiques plus modernes ne déroge d’ailleurs pas à cette intention en valorisant le mot de louange. Mais la méthode est différente, elle se fonde sur l’adhésion à un mouvement de prière communautaire par le son et la vibration davantage que sur la concentration personnelle et l’interrogation spirituelle. L’utilisation de l’ouïe n’est dès lors théologiquement plus la même.
La variété des textes liturgiques dans le protestantisme révèle également cette dualité : la primauté confiée à l’ouïe et la place très différente qu’on lui accorde d’un officiant à l’autre, selon que le culte est porté par l’accompagnement de questions ou par l’assurance de convictions.
Comment exprimer autre chose que l’intellect ?
S’ils permettent de ressentir et nourrir la foi, certains des sens sont aussi des occasions de l’exprimer. Sur ce terrain, les Églises protestantes semblent peu productives de méthodes ou d’écrits. Pourtant, l’ouïe et l’odorat laissent passer le son et l’odeur vers l’intérieur, mais peuvent aussi aider à les réguler lorsqu’ils sont émis vers l’extérieur. Le regard peut capter les rayons du soleil couchant qui évoquera la grandeur divine aussi bien qu’il traduira pour autrui la colère, la tristesse ou la joie. Le toucher lui-même est réversible, qui produit une caresse et la ressent pour lui-même dans le même temps.
Mais on voit bien que les sens, s’ils peuvent être utiles pour instruire sur l’extérieur et nourrir la foi, ne sont quasiment jamais utilisés pour traduire aux autres la plénitude de la foi. Nulle liturgie ne prévoit de regard d’amour vers la divinité ou de « caresser » un verset.
Traduire la foi par les sens
L’expression de la foi se fait par d’autres ressorts, qui fonctionnent comme les cinq sens mais de l’intérieur vers l’extérieur. Par exemple, la voix traduit une parole intelligible, mais aussi une mélodie, une intonation et une vibration qui en disent beaucoup sur l’intensité de ce qui est vécu.
Le regard est une porte qui parle à la personne que l’on croise de la profondeur de ce que l’on ressent. L’assurance et la confiance sont marquées par un maintien, une stature ; il existe des personnes dont on sait intuitivement qu’elles vivent ce qu’elles disent parce qu’elles dégagent l’énergie ou l’impression correspondante.
Ces champs de l’expression spirituelle par les sens ont été délaissés par l’Occident. Les manifestations qui n’étaient pas directement compréhensibles par des codifications écrites intelligibles ont été rejetées par les civilisations grecque puis latine. Or elles peuvent traduire la foi dans son émotion, sa qualité, son essence. Un exemple particulier en est le travail effectué par les aumôniers de la Fondation John-Bost. Ils adaptent les liturgies aux personnes porteuses de handicap par un appel aux sens. De quoi donner aux Églises à réfléchir.