Tourner la page de l’année, c’est un manège à fendre l’âme. « Encore une génération que je ne verrai plus », murmurait Jules Michelet voyant partir ses étudiants. Pourtant, ce devrait être une source de joie, la promesse d’un monde meilleur, une espérance de tous les instants – nous allions dire de chaque jour. Et c’est ainsi que le judaïsme l’entend : plutôt que de cultiver la nostalgie, sentiment régressif, il est bon de regarder l’avenir en confiance. Roch Hachana (ou Roch Ha Chanah), dont les fêtes vont se dérouler du 15 au 17 septembre, marque ce commencement. Longtemps, le calendrier juif en a compté quatre: le Nouvel an des rois, le jour où l’on prélevait la dîme, le nouvel an des arbres, enfin le jour de référence permettant le calcul des jubilés. C’est cette date que la tradition finit par élire comme unique « tête de l’année », que signifie l’expression Roch Hachana. Le philosophe Jacob Rogozinski, nous guide sur ce chemin, ce rite ô combien solennel.

« On ne peut séparer Roch Hachana de Yom Kippour, une fête que l’on désigne aussi sous le nom de Grand Pardon, remarque d’emblée cet éminent professeur à la faculté de Strasbourg, auteur de « Moïse l’insurgé » (Le Cerf, 389 p. 24€). L’une annonce l’autre. Il s’agit d’un cycle qui rattache la repentance à l’avènement des temps nouveaux. Il me semble intéressant de souligner l’ordre et le sens des choses : à l’origine, Roch Hachana était une fête du souvenir, à partir de quoi elle est devenue le temps de la repentance, puis le passage à l’an neuf. On voit par là que le sens confessionnel a précédé le sens pratique d’élaboration d’un calendrier.»

En associant la mémoire à l’avenir, le judaïsme nous enseigne qu’il n’est pas de construction possible sur une table rase.

Pendant Roch Hachana, sonne le chofar. Assimilé à la corne du bélier, cet instrument rappelle évidemment que Dieu retint le geste d’Abraham qui s’apprêtait à tuer son fils. 

« En ce jour mémoriel, on doit se souvenir du sacrifice inachevé d’Isaac et de l’interdit du meurtre, analyse Jacob Rogozinski. Roch Hachana, d’une façon plus large, invite à identifier, puis à reconnaître publiquement ses fautes, à retrouver le chemin du bien. C’est une fête de purification collective qui s’achève par le pardon accordé à toute la communauté. Les Hommes se délivrent du fardeau du passé, non seulement de leurs fautes mais de tout ce qui pèse sur leur conscience. Alors ils regarder vers l’avenir. »

Un rituel important de Roch Hachana est le Tachlikh, qui veut dire, au sens littéral, « tu jetteras ». Cette cérémonie s’accomplit le premier jour de la fête et consiste à jeter des miettes ou des petits cailloux dans un cours d’eau, tout en récitant des versets des prophètes Michée et Isaïe, notamment celui-ci : « Tu jetteras tous leurs péchés au fond de la mer. » On le devine, les interprétations ne manquent pas de cette coutume. Certains rabbins la jugent comme une superstition, quand d’autres la soutiennent au nom de la tradition. Mais elle apporte réconfort par un geste symbolique.

«Toute communauté peut être traversée d’un sentiment de culpabilité qui peut l’entraîner aux pires excès, note encore Jacob Rogozinski. Le rituel de purification, sans violence, obéit donc à une nécessité. Encore une fois, nous ne pouvons pas comprendre Roch Hachana sans l’associer à son aboutissement, la fête du Kippour, du Grand Pardon. Le christianisme a hérité de cette tradition messianique. Si les catholiques ont inventé une confession individuelle, accordant un pouvoir considérable au prêtre qui, d’une certaine manière à la place de Dieu, absout les fautes, je crois que certaines communautés protestantes, dans les premiers temps de la Réforme, ont pratiqué le pardon collectif.»

Se pardonner n’est pas verser dans la toute puissance, mais au contraire admettre notre incomplétude, se donner une chance d’éviter le sinistre mécanisme de la reproduction des mêmes forfaits. Roch Hachana peut se comprendre comme une coupure-lien, concept inventé par les psychanalystes. Nous coupons le fil qui nous relie à nos fautes mais en reconnaissant leur existence, nous pouvons poursuivre notre chemin, construire un avenir.

A cette condition, tourner la page de l’année peut être autre chose qu’un manège. On peut grâce au rituel regarder droit devant soi, confiant. Parfois, bien sûr, on sent les morsures du temps jadis et notre conscience qui travaille de travers dans le fond de ses cales. Mais une lueur demeure, au loin, tendre consolation de nos failles. Vivre ? L’antique religion nous épaule et nous réchauffe le cœur. A nos frères juifs tant aimés, bonne année !