Dans la pénombre de nombreuses sacristies sommeille encore ce qu’on appelle la Liturgie verte, ainsi nommée par la couleur de sa couverture reliée. Ancêtre des recueils actuels pour les Églises réformées, son usage a perduré durant des dizaines d’années avant l’explosion des expressions de prières des années 1970.
La liturgie s’adapte à une communauté
Ouvrir aujourd’hui ce livre bro- ché aux tournures parfois désuètes immerge le lecteur dans une culture réformée construite et balisée, qui traduisait à l’époque la diversité d’expression et de sensibilité de paroisses aussi bien urbaines que rurales, méridionales que septentrionales. Cette suite liturgique proposait quelques variantes s’adaptant aux diverses occasions de célébration, mais suivait un ordre strict et constant dans les prières. Or de nombreux prédicateurs itinérants témoignent actuellement de l’obligation de modifier en dernière minute l’ordre du culte qu’ils ont préparé, se trouvant face à une pratique locale différente quant à la place de tel ou tel moment liturgique. C’est que les pratiques se sont diversifiées, traduisant à leur tour un foisonnement liturgique et théologique.
Des conséquences théologiques
Les comités de liturgie souvent constitués dans les paroisses réformées s’interrogent effectivement sur la suite liturgique, selon des enjeux qui varient. Faut-il par exemple placer la confession de foi avant la prédication, pour signifier que la présence des personnes rassemblées pour le culte est le fruit de leur conviction, ou bien la mettre après pour signifier que la foi ne peut se confesser qu’à la suite d’une édification du croyant ? L’usage protestant qui accorde au commentaire de la Parole une place prépondérante justifiait qu’un credo suive la prédication.
À ce dilemme s’ajoute un autre concernant la place de la Loi. Doit-elle être rappelée avant la confession des péchés, pour insister sur le fait que l’être humain sait parfaitement qu’il n’arrive pas à vivre selon la volonté de Dieu, ou bien intervient-elle après le pardon comme un rappel de la ligne directrice que le Seigneur invite à suivre dans sa bienveillance ?
Quels sens sous-jacents aux textes ?
Il s’agit là de quelques mots, d’une prière ou de quelques versets. Mais leur place dans le culte est essentielle pour en guider l’état d’esprit. Car il importe de traduire en mots l’un des axes forts du protestantisme : sola gratia. La grâce seule de Dieu lui fait considérer le croyant comme juste, et non pas au nom de quelconques mérites. En mettant la Loi en premier, on insiste alors sur la faute de l’homme et le péché prend son sens dans l’écart entre ce que Dieu attendait de telle personne et ce qu’elle a réellement réalisé. En plaçant la Loi en dernier, on insiste sur le fait que tout homme est pécheur quoi qu’il fasse et a besoin du pardon de Dieu pour trouver une direction à sa vie. Semper peccator semper justus, ou simul justus et peccator, disait Luther pour signifier que l’être humain est sans cesse pécheur et sans cesse pardonné. Cela ne voulait pas forcément induire que l’humain est mauvais par nature, mais qu’il ne peut se justifier par lui-même ; dans la relation avec Dieu, le pécheur se découvre pardonné et le pardonné se découvre pécheur.
Héritage de différentes traditions
Pourquoi donc avoir laissé aux Églises locales la liberté d’utiliser les textes liturgiques et la structure de culte qui leur convenait, tout en affirmant un ordre particulier pour illustrer une théologie protestante communément admise ? D’abord, il est clair qu’en tant qu’associations de loi 1905, les paroisses sont maîtresses de leurs décisions et peuvent privilégier les habitudes locales sur la stricte orthodoxie doctrinale. Les différentes éditions de la Liturgie verte furent le fruit de complexes et longues discussions entre les diverses familles de pensée composant l’Église réformée de France naissante en 1938. Certaines paroisses avaient même développé leur propre suite liturgique pour insister sur le caractère biblique des prières ou des phrases d’un credo. Lors de la constitution de l’Église protestante unie de France, le fait qu’elle soit ouvertement une communion luthérienne et réformée nécessitait également que soient prises en compte les différentes traditions liturgiques.
Une pluralité légitime ?
Il existe aussi une explication complémentaire, plus pragmatique. C’est l’incapacité du protestant normalement constitué à se mettre pleinement d’accord avec son voisin. « Deux protestants, trois avis » dit l’adage. Le souci est le même pour le choix des recueils de chants, de l’ordre liturgique ou des textes de références prêchés le dimanche matin. Certains observateurs lèvent les yeux au ciel en disant qu’il faut s’y faire, d’autres évoquent la diversité protestante dans son foisonnement créatif, d’autres encore remarquent la pluralité au sein des communautés, qui nécessite de reconnaître la même légitimité à telle ou telle pratique. De ce simple constat découle la possibilité d’utiliser n’importe quel texte liturgique à une place cohérente dans le culte, aussi bien que de suivre la proposition dûment validée en synode.
Accompagner l’expérience spirituelle On voit cependant combien l’enjeu théologique est considérable et concerne à la fois la place des prières et leur contenu. D’autant que chaque officiant adapte souvent sa liturgie à la prédication pour garantir une forme de cohérence à la célébration. Il arrive donc parfois que certaines prières ne jouent plus totalement leur rôle, comme l’épiclèse au moment de la sainte cène. Car en théologie protes- tante, réformée comme luthérienne, la cène ne se célèbre pas uniquement par l’élévation du pain et de la coupe ; c’est la prière d’appel à l’Esprit saint, appelée « épiclèse », qui permet au fidèle d’accueillir la communion dans son sens plein et non pas de vivre une simple agape fraternelle. De la même manière, la prière d’illumination permettra de saisir les lectures bibliques comme étant la Parole de Dieu adressée au participant du culte pour sa vie et non pas seulement un texte philosophique ou une belle histoire à commenter.
Les conditions de la liberté
La liberté de sens qui découle de ces diverses pratiques au sein des Églises protestantes pose donc, comme toute liberté, la question de ses limites. On connaît le cadre posé à la formation des pasteurs, pour qui le diplôme universitaire doit s’adjoindre d’une validation par une commission des ministères puis d’une reconnaissance/ordination par l’Église nationale. Même si des non-pasteurs peuvent célébrer un culte, nombre de paroisses luthériennes soumettront la célébration de la sainte cène à cette ordination. Pour les laïcs célébrant, la décision est prise par les Conseils presbytéraux après accord du Conseil régional concerné, sous la forme d’une autorisation annuelle de célébrer. Là encore la formation des prédicateurs et liturges est essentielle et souvent organisée régionalement ou par des consistoires. Car si la prédication est première en protestantisme et doit donc être régulée, la liturgie donne au culte une coloration et un cadre théologique extrêmement importants. Il n’existe pas encore de formation régionale spécifique pour la liturgie, celle-ci étant souvent l’apanage des paroisses, mais cette idée revient de plus en plus comme une possibilité dans les demandes faites par les officiants : travailler la prise de parole en public, l’impact théologique des mots utilisés, le rythme et le phrasé des textes, etc. Comme partout, l’exercice de la liberté commence par la qualité de la formation et la reconnaissance de la démarche du célébrant par autrui.