Bon nombre des récits de conversion obéissent à une rhétorique assez standard : cela commence par un désespoir, une vie vide ou insatisfaisante, des comportements délinquants, une errance et puis, soudain, la lumière. Mais cette lumière a, parfois, tous les contours d’une nouvelle dépendance : dépendance à l’égard d’un gourou, d’une idéologie, d’une envie de meurtre, ou que sais-je ? Je suis frappé de lire, par exemple, depuis plusieurs années, des récits de conversion au jihad qui ressemblent à une sorte d’ultime espoir pour des personnes qui se sentent dévalorisées (y compris à leurs propres yeux). Mais est-ce tellement mieux dans d’autres univers religieux ?
Il y a des variantes mais, souvent, rejoindre une religion c’est rejoindre un milieu social avec ses limites et ses aveuglements. Aux États-Unis la conversion conduit souvent (pas toujours) à adopter le point de vue d’une classe sociale plutôt aisée qui se satisfait des inégalités sociales ou de la libre circulation des armes. Et les conflits armés qui se disséminent dangereusement, en ce moment, sur la planète, sont régulièrement soutenus par les plus convaincus des leaders religieux, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans.
Le plus et l’autre
Il y a, de fait, une collusion inquiétante entre conversion et extrémisme. Or le vocabulaire de l’extrême (qui est, remarquons-le, utilisé dans d’autres domaines que le champ religieux) relève du quantitatif : il faut faire plus et, tant qu’à faire, le plus possible. Et on voit comment, et paradoxalement, le domaine religieux est envahi par l’insubmersible passion de la société de consommation pour les critères quantitatifs.
Or, pour moi, la conversion ne relève pas du « plus » mais de « l’autre ». On cite souvent la formule que Paul Watzlawick avait employé, à propos du changement individuel et de la psychothérapie : spontanément, face à un problème, un individu va tenter de faire « plus de la même chose ». Il va chercher le « plus » avant de penser à tenter quelque chose de différent.
Et la conversion, telle que je l’entends, ne fait pas forcément de nous des extrémistes, elle nous fait nous intéresser à d’autres choses. A quelles choses ? Là, pour le coup, cela dépend à quoi ou pour qui on se convertit.
Il est clair, dans les récits du Nouveau Testament, que les disciples qui ont suivi Jésus ont été frappés par sa personne et qu’ils ont cherché à s’identifier à lui. Mais Jésus n’a eu de cesse de les déstabiliser et de les insécuriser en parlant, précisément, de sa propre mort : il ne leur a pas promis une aventure qui leur donnerait un surcroît de pouvoir ou de valorisation sociale.
Et il y a un moment où Jésus récuse, précisément, une demande quantitative de ses disciples qui lui demandent « d’augmenter » leur foi (Lc 17.5). On peut comprendre diversement la réponse de Jésus qui parle d’un arbre qui s’arrache et qui se jette dans la mer. Je porte attention, pour ma part, aux symboles de l’arbre (souvent employé, dans l’Ancien Testament, comme représentation d’un pouvoir ou d’un souverain qui trône en majesté) et de la mer (règne des forces du mal et de destruction). L’enjeu serait d’arracher justement le désir de pouvoir qui est en nous et de le renvoyer vers ce qu’il recouvre : la destruction et l’oppression. Et pour cela il suffit d’une foi minimum (et non pas maximum).
On observe nombre de conversions qui sont des moyens d’acquérir du pouvoir, de la force et donc de la violence. Mais Jésus propose une voie autre (et qui n’a pas été toujours suivie fidèlement ou respectée, d’ailleurs).
Et Paul, après le chemin de Damas, reste incontestablement un « agité », mais il ne respire plus « la menace et le meurtre » (Ac 9.1). En lisant la deuxième épître aux Corinthiens, on se rend compte, d’ailleurs, que sa conversion a libéré en lui une sensibilité à fleur de peau qui, sans doute, pouvait trouver un exutoire dans des attitudes agressives, mais a trouvé une autre voie d’expression.
La tentation du plus
Face aux tensions diverses qui agitent la société la tentation du « plus » est omniprésente : il faudrait être plus répressif avec les délinquants, expulser plus rapidement les personnes suspectes de radicalisation, augmenter l’arsenal répressif. Et cela vaut aussi pour ce qui concerne les enjeux environnementaux : avant de penser à s’engager dans une autre manière de faire les choses on pense d’abord à trouver plus de solutions techniques, à accélérer l’innovation, à ajouter d’autres molécules sensées corriger les effets néfastes des molécules actuellement répandues dans l’atmosphère. Dans tous les domaines on s’arc-boute avant de consentir à tester une autre voie.
Tout n’est pas simple et les états doivent agir dans des jeux de contraintes complexes et majeures. Mais les Églises, pour le moins, ont vocation a tester d’autres voies et à montrer qu’elles sont possibles et fécondes. Dans le contexte difficile qui est le nôtre, écoutons les voix qui nous suggèrent d’explorer d’autres voies et pas de devenir des extrémistes des voies les plus absurdes, qu’elles soient militaires, autoritaires ou techniques.