D’immenses forêts couvraient alors une bonne partie du pays. Les cartes étaient rares et, dans leur marche de village en village, les voyageurs perdaient parfois la trace du chemin. Jean était de ceux-là, parti depuis des jours vers la grande plaine pour aider aux récoltes. Il était fatigué de traîner ses sabots usés par les cailloux du mauvais sentier et cherchait une clairière où allumer un feu, reposer son corps quelques heures et prendre un peu de forces avant de repartir au petit matin.
Mais Jean n’était pas tranquille, dans la pénombre de la forêt. Il pensait être dans la bonne direction mais ne reconnaissait pas les indications laissées par son père. Les arbres n’étaient pas les mêmes, les chemins bifurquaient différemment dans la forêt. Se serait-il trompé ? Pourtant, il s’était répété chaque étape dans sa mémoire. Et Jean était le meilleur à cet exercice. Il ne savait peut-être pas lire, mais aussi loin que sa conscience le lui permettait, les moindres détails de sa vie restaient gravés dans sa tête. Il les classait comme dans des armoires pour pouvoir les retrouver, et toute sa vie était comme cela, bien rangée, bien ordonnée. Il ne pouvait s’endormir sans aligner ses sabots tout au coin de la paillasse, il savait combien de bûches mettre au feu pour faire cuire la soupe et la quantité de carottes à éplucher. Il connaissait les pierres capables d’aiguiser son couteau qu’il rangeait toujours dans sa poche gauche. Il distinguait quelles plantes pourraient calmer une toux ou quelle écorce lui servirait à allumer un feu.
Cela rassurait Jean quand il avait peur. Car il avait peur, peur des autres, peur de mal faire, peur de ne pas choisir les bonnes solutions et de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attendait de lui. À chaque fois qu’il fallait faire un choix, sa mémoire se mettait à chercher tellement de possibilités qu’il ne savait plus que faire. Et bientôt les autres choisissaient à sa place. Encore lors du dernier repas dans son village pour fêter son départ, au moment de choisir son dessert il avait regardé l’écuelle de son voisin pour choisir comme lui. Quelques jours avant, son père s’était assis devant lui et avait dit d’une voix grave qu’il n’y avait plus assez au village pour nourrir les enfants devenus grands et que le temps était venu d’apprendre un métier dans un autre village, vers la plaine.
Maintenant seul dans la forêt, la peur reprenait son pouvoir. Peut-être n’avait-il pas pris la bonne direction au dernier carrefour ? Peut-être était-ce au croisement d’avant ? Peut-être son père s’était-il trompé ? Peut-être même l’avait-il fait exprès comme on le raconte dans certains contes ?
Jean en était là de ses réflexions lorsqu’il discerna une étoile, puis deux, puis dix. Une clairière se distinguait entre les arbres, le soir tombait et il fallait se mettre à l’abri et s’asseoir près d’un feu rassurant. Une fois réchauffé et nourri d’un peu de pain qui lui restait, Jean ressentit une douce torpeur au fur et à mesure que l’éclat du feu baissait d’intensité. Au loin, un pâle halo de lumière attira quelques instants son regard. Était-ce le pelage d’un animal furtif, un reflet de la lune qui se levait, un esprit de la forêt que certains disent avoir réellement aperçus ? Sans se résoudre à aller y voir de plus près, Jean ajouta quelques bouts de bois sur les braises pour la nuit et se laissa envahir par le sommeil.
Dans son rêve, deux hommes se disputaient dans un champ semé à perte de vue de ronces et d’épines. L’un était en sabots et avait peur, il cherchait à tout prix à éviter l’autre qui semblait pieds nus et fermement décidé à ne pas le rester. Le premier savait bien que sans sabots, il ne pourrait aller bien loin dans les ronces et les épines ; ne voulant pas songer à cette fin funeste, il se démenait comme il pouvait pour se libérer et fuir, fuir, fuir…
Jean sursauta en percevant un bruit proche, comme une présence. Mais alentour il ne distingua rien dans la pénombre de l’aube déjà naissante. Le feu avait faibli, au loin le pâle halo de lumière qu’il avait vu la veille attira quelques instants le regard de Jean qui se rassura à cette vision connue, mais ailleurs, nulle trace de vie. Il se redressa pour remettre du bois et chercher ses sabots alignés tout au coin de sa couverture… rien. Les sabots avaient disparu. Tournant la tête il s’aperçut du vide tout près du feu. Sa gourde d’eau et le peu de pain qui lui restaient s’étaient comme envolés eux aussi, ainsi que sa besace.
Jean se retrouvait seul, scrutant autour de lui d’éventuels indices du passage d’un voleur ou d’un animal. Il chercha pendant longtemps ; il ne pouvait continuer ainsi sa route pieds nus sur des sentiers hasardeux, sans nourriture et sans eau. Mais que faire ?
Le jour naissant lui dévoila peu à peu l’endroit où la nuit l’avait saisi. Le début d’un sentier s’ouvrait devant lui, puis un autre, encore un autre un peu plus loin. Il eut beau chercher dans sa mémoire, pas de trace d’un tel carrefour. Peu à peu l’envahissait la peur du choix qu’il faudrait faire pour continuer sa route. Assis sur ses talons, il laissa monter dans ses yeux une buée qu’il connaissait bien.
Combien de temps resta-t-il ainsi ? Nul ne le sait. Mais un bruit le fit de nouveau sursauter, tout proche. Jean se retourna d’instinct vers cette présence mais ne vit rien. Pourtant il le sentait, il y avait quelqu’un. Ce n’était pas angoissant, même plutôt rassurant, mais il ne comprenait pas ce que c’était, ni pourquoi il ne pouvait maîtriser cette sensation. Était-il en train de devenir fou ?
Il resta immobile quelques instants encore pour laisser passer les pensées qui l’assaillaient, mais il lui fallut bien reconnaître que ni sa mémoire si ses idées ne lui permettraient de résoudre ce mystère. Et puis la Présence était finalement rassurante. Il avait la sensation qu’elle se rapprochait de lui, comme pour le pousser en avant. Alors, au bout d’un long moment, Jean se résolut à faire ce qu’il n’avait jamais fait : il décida de choisir, de se laisser guider par cette sensation insistante pour choisir un chemin. Il se mit en route dans la direction que lui indiquait la Présence, vers le faible halo qu’il avait repéré au loin et que l’on distinguait maintenant à peine à la lumière du jour. Jean foulait l’herbe de la clairière en repensant aux ronces et aux épines de son rêve et la trouva douce à ses pieds. Il discernait quelque chose au loin, comme l’éclat d’une rosée brillante de soleil sur un petit tas de branches. Il s’approcha et vit alors deux sabots magnifiques, neufs et bien alignés au coin d’une besace en cuir souple. Étaient posés dessus comme pour un repas, un beau pain tout doré, une gourde bien gonflée et une petite outre de vin.
Jean resta là, un peu hébété de sa découverte et ne comprenant pas comment c’était possible. Mais il savait déjà au fond de lui que la Présence ne le quitterait plus. Elle serait là chaque jour au moment de choisir pour discerner le bon chemin. Il chaussa les sabots tout neufs et repris la route, tout joyeux.