La perception de la relation à Dieu s’est diversifiée au fil des siècles jusqu’à aboutir à des descriptions d’une telle variété qu’elles pourraient presque s’exclure les unes les autres. Une compréhension de ces différents points de vue au sein d’une même Église peut être utile au dialogue communautaire. Entre fidèles, évoquer le ressenti de sa foi personnelle est parfois difficile, chacun en ayant une définition différente. On trouve notamment dans les Églises protestantes des personnes de toutes opinions et croyances, sûres de leur foi ou en recherche, qui n’ont parfois en commun que le socle des piliers du protestantisme : la grâce seule, la foi seule, l’Écriture seule, à Dieu seul la gloire… Car si la théologie protestante est précise, la notion-même de foi n’a pas été délimitée une fois pour toutes et son appréciation a varié au fil des âges et des cultures. Pourtant, les chrétiens de tous horizons doivent pouvoir continuer à se parler et à se reconnaître frères et sœurs d’une même foi, au-delà de leurs différentes compréhensions du mot.
Au commencement était la délivrance
Lorsque des populations païennes rencontrent Jésus, les évangiles témoignent souvent d’une attirance vers l’incroyable et le merveilleux, donnant presque l’impression que les foules suivent un gourou guérisseur. Ce comportement peut paraître curieux à des personnes plus sensibles à la théologie ou à la spiritualité liturgique, mais la foi des suiveurs de Jésus se définit comme une adhésion au miracle de la délivrance. Dieu est alors celui qui aime l’humain jusqu’à le sortir de son infirmité lorsqu’elle est invalidante. Un exemple en est le récit de Luc 17.11-19 où des lépreux sont guéris à distance, quand bien-même ils sont Samaritains et donc considérés comme renégats au judaïsme. Ici, la foi est une manière de reconnaître la puissance de Dieu dans le monde et de vivre l’espé- rance de la délivrance. Cette vision n’a rien d’une foi au rabais puisqu’elle engendre un vrai résultat et reconnaît une action directe de Dieu dans le monde. Pour Luc, elle est parfaitement légitime et partagée aujourd’hui encore par bien des consciences dans bien des paroisses.
Espérer la réalisation d’une promesse
Dès le début de l’Église, la foi est également définie comme l’adhésion à une promesse, « la ferme assurance des choses que l’on espère et que l’on ne voit pas », selon la formule de Paul. L’accent n’est plus mis sur la guérison miraculeuse mais sur l’adhésion à un point théologique, la résurrection. La foi peut alors se définir comme l’assurance de la réalisation d’une promesse divine. L’Église naissante a ressenti fortement cette proximité eschatologique : on savait que Jésus allait revenir très bientôt. Cette manière paulinienne de considérer la foi insiste sur la force des prophéties et l’accomplissement de la Loi. La foi est donc croire et vivre une promesse.
Lorsqu’ils privilégient cette approche d’une foi d’adhésion, les fidèles témoignent d’une spiritualité plus construite et raisonnée que l’élan premier de la délivrance, qui correspondait sans doute à la nécessité de clarifier pour unir les communautés. Dans une Église primitive où se mêlaient les origines juives et païennes, cette vision de Paul a sans doute participé à créer une conscience collective ; les réformateurs s’en sont aussi largement inspirés.
Expérimenter la confiance en Dieu
Parallèlement à la foi d’adhésion à une promesse, certains croyants ont davantage ressenti la pertinence de la notion de confiance personnelle, plus proche de leur expérience. Qu’elle soit le résultat d’une confiance en la Parole de Dieu, en l’Église, à un frère ou à une sœur, la foi est ici avant tout vécue dans sa dimension relationnelle plutôt que comme une croyance précise en une doctrine définie. C’est sa dimension expérimentale qui rend la foi crédible et générera peut-être ensuite un mouvement d ’engagement. Dans l’exemple du récit des dix lépreux, cela revient à mettre en exergue que tous sont allés vers Jésus avec confiance et tous ont été guéris, quelle que soit leur réaction future.
La foi serait-elle un contenu ?
Pourtant l’Église n’a pas pu vivre uniquement de la confiance, car elle ne suffit pas à structurer l’expérience de foi. En quelques décennies, des groupes de chrétiens ont tenté de dire et de vivre la foi en délimitant ses contours plus finement selon leurs ressentis, notamment autour de l’idée de vérité. La nécessité d’un credo s’est imposée comme une norme pour régler les différends théologiques, humains, voire politiques. Car en délimitant la foi dans des confessions que l’on pense universelles, on unit une communauté en traçant ses frontières. Ce faisant, on exclut cependant une partie des populations chrétiennes. L’Église, plus assise dans son autorité au fil des siècles, a tranché entre toutes les propositions de vie spirituelle et élagué les positions théologiques qui paraissaient les plus dangereuses, les qualifiant d’hérésies.
Il serait ici trop long de pointer les raisons de ces choix, mais ils furent rendus possibles en pensant la foi comme une adhésion à une confession de foi, à un système spirituel. Dans le récit des lépreux, neuf écoutent Jésus et vont faire homologuer leur guérison auprès des prêtres, comme il est de rigueur de le faire. Cette vision doctrinale de la foi, tout aussi légitime que les précédentes, est très présente dans les Églises chrétiennes, y compris protestantes bien qu’elles s’en défendent parfois. Deux exemples peuvent néanmoins illustrer les limites de cette approche. D’une part, la complexité dogmatique et la théologie ne passionnent plus guère les populations non chrétiennes. D’autre part, les discussions personnelles entre amis sur la religion abordent souvent la spiritualité sous l’angle des interdits religieux et des différences de pratiques, au risque d’amalgamer la foi et la religion.
Ma foi personnalisée
Avec l’humanisme, une autre conception de la foi s’est imposée à la société moderne : ma foi. Au nom de la liberté d’opinion et de la pensée autonome de chaque être, nul ne peut retirer au croyant sa conscience personnelle, sa conviction ou son libre arbitre. La foi est donc une affaire personnelle et intime, ressentie comme l’irruption du divin en soi. Le fidèle ne la pense pas universelle mais elle correspond à ce dont il a besoin. On assiste en quelques décennies à un passage inédit d’une foi définie comme universelle à une intimité nourrie par l’expérience particulière. Cela implique l’émergence d’une variété de sensibilités pas forcément en phase avec celles d’autres fidèles. Mais là encore cette manière de comprendre la foi est légitime, même si elle porte le risque d’une personnalisation excessive.
À la rencontre de Dieu
Le récit des dix lépreux évoque encore une autre compréhension. Le dixième revint sur ses pas pour glorifier Dieu, source de sa guérison et Jésus lui dit : « Ta foi t’a sauvé. » Pour de nombreux chrétiens, la foi est avant tout une rencontre entre l’humain et Dieu, elle ne guérit pas seulement mais sauve. Or le lépreux ressemble à ses compagnons, seul son retour sur lui-même provoque la rencontre. L’essentiel est alors cette rencontre avec Dieu, l’expérience spirituelle. La foi nourrit et invite au retour sur soi, à se rendre compte que Dieu et l’humain s’appellent mutuellement. À la foi de l’homme répond la foi de Dieu vers l’homme, chacun espérant de l’autre. Si cette vision de la foi n’est pas encore très développée théologiquement dans les Églises chrétiennes, son étude serait un moyen de dialoguer avec ceux des chrétiens qui valorisent la spiritualité individuelle et la recherchent principalement ailleurs que dans une Église perçue comme doctrinale. L’essentiel est ici de comprendre en quoi chaque point de vue et chaque expérience sont légitimes au regard de la Bible et comment on peut se reconnaître, s’entendre et s’accueillir les uns les autres en frères.