D’où vous vient cette opiniâtreté dans votre vie et vos combats ?

Je ne voulais pas m’aliéner comme mes parents, chacun à sa façon. Mon père, apatride, était employé de commerce, je l’ai vu aller de ville en ville, d’abord au Maroc puis en France, à Marseille, en Avignon, chercher un poste meilleur. Il était dépendant de son salaire et avait peu d’espace pour décider de son destin. Ma mère a toujours été sous l’emprise du colonialisme qui hiérarchisait la valeur humaine des personnes. Elle l’a reproduit. Nous, on n’était pas français mais juifs habitant un ghetto de Casablanca. Ensuite, en-dessous de nous, il y avait les Arabes puis les Noirs, les Gnaouas.

Vous pensez que notre société, même si elle a évolué, vit toujours sous l’emprise des idées colonialistes. En quoi est-ce particulièrement le cas dans la pratique médicale ?

À la fac de médecine à Strasbourg où j’ai étudié, les professeurs nous ont transmis des idées immuables : chacun doit rester à sa place. Les médecins sont supérieurs aux infirmiers par exemple qui, à leur tour, ont une place dominante sur les patients. On ne donne pas aux étudiants de références en sciences humaines. Du coup, on fait rentrer l’être humain dans une case. En psychiatrie particulièrement, on ne soigne que les gens riches qui peuvent venir à l’heure. Aujourd’hui encore, il n’existe pas d’enseignement ni d’encouragement à inviter ceux qui ne fréquentent pas les cabinets médicaux. On les envoie à Médecins du monde ou aux urgences qui n’en sont plus d’ailleurs.

D’après vous, l’adhésion du corps médical au régime nazi n’est pas un accident de l’Histoire. Pouvez-vous développer ?

D’autres régimes autoritaires ont montré que les médecins se placent toujours du côté du pouvoir. C’est immanent. Les médecins incarnent le bien et jamais on ne nous apprend à aiguiser notre jugement. C’est pour cela que je continue à faire connaître les expérimentations du professeur Hirt sur les corps des juifs gazés dans les camps. Je crois qu’il faut endosser la responsabilité temporelle. Pour moi, les médecins s’apparentent à des vétérinaires qui envisagent davantage les patients comme des « lapins » – comme les nazis à leur époque – que comme des personnes avec toutes leurs dimensions. Il manque la valorisation de l’accueil et de l’acte de prévention.

Sur quoi êtes-vous critiqué particulièrement et pourquoi à votre avis ?

Concernant la question judéo-palestinienne, quand on est juif, on n’a pas le droit de critiquer la position d’Israël et encore moins de soutenir les Palestiniens. Les gens attendent que vous restiez dans un schéma d’appartenance, à une place sociale. Le monde semble toujours immuable. La conversion est méprisée alors que, pour moi, elle est une démarche de miséricorde. Lorsque je critique le monde médical dont je fais partie, je remets en cause, de manière légitime, l’autre et la société et les renvoie à ce que j’appelle leur propre « frérocité ».

Quel est votre rapport à la foi ?

J’ai foi dans les vertus de l’engagement et je préfère un juif sans barbe qu’un juif excessivement préoccupé d’afficher sa judaïté ! Je suis juif, pas en tant que croyant mais pratiquant sur le terrain. Pour moi, la vérité est dans la rencontre de l’autre : j’ai une démarche anthropologique lorsque je vais vers mes patients dans la rue car certains n’ont pas les mêmes outils culturels et linguistiques que moi. Beaucoup de collègues sont prisonniers de leurs schémas de pensée comme si la réalité ne les rattrapait pas. Ils ne peuvent pas regarder le patient en face et le considérer comme un partenaire de leur thérapie. Je suis convaincu que, d’une faiblesse on peut faire une force. La force, c’est d’accepter d’abord de reconnaître sa fragilité, de ne pas fuir la détresse car, dans la détresse de l’autre, tu peux te ressourcer. Cette attitude permet d’être miséricordieux et je tente de l’appliquer dans ma profession. C’est grâce aux patients que le sens est donné à mon chemin de vie.

Le divan du monde 

Pour la première fois, une équipe de tournage a pu filmer dans un cabinet médical – en l’occurrence celui de Georges Federmann – et a suivi des patients sur plusieurs années. Le documentaire Le divan du monde, sorti en mars dernier, a déjà été vu par 11 000 spectateurs en France et a reçu un prix au festival international de cinéma de Marseille. Dans sa manière de filmer, le réalisateur strasbourgeois Swen de Pauw met au même niveau le docteur Federmann et ses patients. Sans commentaire ou en voix off, le documentaire laisse la parole libre où les maux des patients peuvent résonner en chacun de nous, sans voyeurisme. Un divan collectif en somme. « Le film a reçu un accueil très positif et a contribué à apporter une démarche plus collective à la profession »  selon le psychiatre. En parallèle, Georges Federmann a sorti un livre éponyme qu’il considère comme un testament « politique et professionnel » où sont rassemblées trente années de pratique et de réflexions (paru aux éditions Golias, 140 p.)