La brume du scrutin se lève sur un paysage politique à la fois modifié par l’abstention massive et conforté par la réélection des présidents sortants. « N’était-ce donc que cela ? » Pense-t-on mezza voce devant la mine défaite ou réjouie- c’est selon, la mine, on le sait depuis Démosthène et ses cailloux- des candidats. Déjà les commentateurs se projettent au mois d’avril 2022, tout en affirmant qu’il ne faut pas le faire. Etonnez-vous, dans ces conditions, que nos concitoyens se détournent du débat public! Heureusement, le philosophe et historien Lucien Jaume, directeur de recherches émérite au CNRS, ne se laisse pas dominer par le tourment de l’immédiat. Voilà pourquoi nous lui avons demandé, non pas de commenter les résultats des élections, mais d’analyser le paysage politique d’aujourd’hui.

« Emmanuel Macron a centré sa politique sur l’individu, note en préambule ce chercheur. Qu’il s’agisse de la réforme de l’Education nationale, du Conseil d’Etat, de l’ENA ou du projet qu’il veut mettre en œuvre pour les retraites, il bouleverse l’équation fondamentale du pays qui, jusqu’alors, était basée sur l’existence de corps intermédiaires et représentatifs dans la société, et de puissantes corporations d’Etat. Contrairement à ce que pensent beaucoup, le président de la République ne nous a pas plongés dans le grand bain de la mondialisation. Simplement, il a pensé qu’il pouvait émanciper la société française en émancipant davantage les individus qui la composent, favorisant un libéralisme de l’individu entrepreneur de son existence. Mais, en agissant de la sorte, il heurte beaucoup d’intérêts, suscite beaucoup de réactions négatives, car la tradition française privilégiait un « libéralisme par l’Etat » très spécifique – et non « contre l’Etat » ».

Sous cet angle, on peut effectivement classer le président de la République parmi les libéraux. Lucien Jaume nous rappelle que cette famille politique a longtemps comporté trois groupes : le courant orléaniste, dont François Guizot était le chef de file, qui promouvait la liberté sans détricoter les structures étatiques ; ceux qui fondaient les rapports libres entre les individus sur l’exercice de la responsabilité personnelle sous le contrôle de la Constitution; enfin le catholicisme libéral, dont le MRP fut l’émanation politique au lendemain de la Seconde guerre mondiale et qui de nos jours a pratiquement disparu. « Emmanuel Macron se situe entre Guizot- parce qu’il aime la grandeur de l’Etat, sa puissance- et Tocqueville ou Constant par cet encouragement à l’élaboration d’un système de plus en plus ouvert sur la responsabilité et l’initiative individuelles », estime Lucien Jaume.

« désinstitutionnalisation du politique »

Mais le comportement du chef de l’Etat génère de vives tensions. « En passant par-dessus les partis dès son élection, en affaiblissant l’autonomie du Premier ministre et du gouvernement (comme Nicolas Sarkozy), en faisant peu de cas de sa majorité et donc du Parlement, Emmanuel Macron semble ne pas avoir prévu que la démocratie risquait de se chercher dans la rue, note encore Lucien Jaume. Le mouvement des Gilets Jaunes, des zadistes et des groupes violents dans les manifestations l’illustre. Avec l’abstention croissante, nous nous dirigeons vers ce que le politologue Dominique Reynié baptise la « désinstitutionnalisation du politique ». »

Le choc entre l’aspiration libérale et la volonté d’imposer son autorité s’exprime de manière intense. Emmanuel Macron veut libérer les énergies individuelles toute en réaffirmant l’importance de l’Etat dans notre pays. On le voit dans le domaine économique ou social- par le salaire à temps partiel, l’aide aux entreprises et le report des charges sociales- autant que dans le combat contre le terrorisme. A ces contradictions, s’ajoute la menace d’un communautarisme de nature inédite. Une féroce bataille se livre, en effet, dans le monde académique. « Nous assistons à l’émergence d’intellectuels qui sont hostiles à la démocratie représentative, qui promeuvent ce qu’ils nomment une « pensée décoloniale » et qui réactivent, pour lutter contre la violence faite aux femmes, une forme de conflit entre les sexes, analyse Lucien Jaume. Une telle évolution creuse dans l’Université des conflits graves et fait craindre pour la liberté de pensée. »

Dès lors, les oppositions se radicalisent et le sentiment républicain s’affaiblit. A longueurs d’enquêtes, en particulier par le biais du « Baromètre de l’opinion », le Centre de Recherches Politiques de Sciences-Po (Cevipof) alerte les pouvoirs publics sur la séduction qu’opère l’hypothèse de l’avènement d’un régime autoritaire. « Un grand nombre de Français manifestent un véritable dégoût pour la démocratie, déplore Lucien Jaume. On peut expliquer cette inclination par un manque de culture politique – où les choix opérés par l’Education nationale depuis plus de vingt ans tiennent peut-être une place. Toujours est-il que les dirigeants politiques actuels devraient prendre en compte cette dérive et proposer des réponses adaptées.»

Triste tableau ? N’abandonnons pas toute espérance et ne franchissons pas les portes de l’enfer. « Quand on étudie leur histoire, on se rend compte que les Français ont toujours surmonté les crises collectives, observe Lucien Jaume. La difficulté vient de ce que nos dirigeants peinent à capter la capacité de rebond de nos concitoyens. Dans le domaine économique, on s’aperçoit que notre situation n’est pas si mauvaise- en dépit des légitimes inquiétudes qui s’expriment à la sortie de la pandémie, car il faudra rembourser nos dettes. ». Pour notre interlocuteur, les intellectuels ont un rôle essentiel à jouer : clarifier, apaiser. Mais la société médiatique, elle aussi, doit assumer sa part. « Elle est devenue indispensable, admet Lucien Jaume. Hélas, elle aplatit la subtilité de la langue française, privilégie le sensationnel et rêve de battre en puissance les réseaux sociaux ! Espérons dans le bon sens des Français, qui sont parfois des Gaulois querelleurs, mais se révèlent aussi des disciples de Descartes.» A leur place, n’en doutons pas, les protestants veilleront à ce que la boussole du pays ne perde pas le nord.