Le suivi de l’actualité n’est pas toujours palpitant. Des événements ponctuels sont montés en épingle et tournent en boucle, sur les sites web, dans les journaux, à la télévision ou à la radio. On parle de ruptures majeures à propos de tempêtes dans un verre d’eau, pendant que la société évolue, année après année, sans qu’on y prenne toujours garde. Mais il y a au moins une plainte récurrente que l’on entend, ces dernières années : à propos des conditions de travail à l’hôpital.

Jusqu’à quel point la situation est-elle pire qu’ailleurs ? On peut se poser la question et il y a des moyens d’avoir au moins une idée de la réponse. Loin de l’actualité, en effet, la médecine du travail (et les services équivalents pour la fonction publique) mène une enquête dite SUMER : SUrveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques professionnels. Elle est répétée régulièrement (1994, 2003, 2010, 2017) et elle a l’avantage de poser les mêmes questions à tous les salariés quel que soit leur secteur d’activité. Les risques évalués sont de tous ordres : postures, environnement, substances dangereuses et ce qu’on appelle les risques psycho-sociaux qui témoignent de tensions sur l’organisation du travail. C’est ce dernier volet auquel je me suis intéressé et je me suis concentré sur quelques unes des questions qui (je le sais par les enquêtes que j’ai effectuées, par le passé) sont des indicateurs forts des difficultés dans le travail : « Vivez vous des contacts tendus avec le public (même occasionnellement) ? » ; « Vous arrive-t-il (fréquemment) de devoir abandonner une tâche pour une autre non prévue ? » ; « Disposez-vous d’un temps insuffisant pour effectuer votre travail correctement ? » ; « Devez-vous (souvent ou toujours) vous dépêcher ? » + une évaluation synthétique qui rassemble plusieurs items : les salariés qui sont soumis à des fortes demandes tout en ayant une faible latitude décisionnelle.

Les fonctions publiques d’Etat et hospitalière en difficulté

L’enquête a distingué les trois fonctions publiques (Etat, collectivités locales, hôpital) et le secteur privé. Voilà en tableau les résultats que j’ai isolés.

Le premier constat qui saute aux yeux est que, sur tous les items sauf un, c’est à l’hôpital que la situation est la pire. On sera surpris de découvrir, d’ailleurs, que les conditions de travail semblent plus délicates dans la fonction publique que dans le secteur privé. La catégorie « secteur privé » est, évidemment, beaucoup trop large. Elle recouvre des réalités très contrastées. Mais il n’en reste pas moins que les travailleurs de la fonction publique apparaissent, sur plusieurs items, comme plus en difficulté dans leur travail que la moyenne.

Il y a une explication à cela et on peut la détailler en comparant les fonctions publiques entre elles. La fonction publique territoriale se démarque nettement des deux autres avec des résultats bien meilleurs. Si on va sur le terrain, on comprend pourquoi : il y a moins de pression sur les effectifs dans la fonction publique territoriale (ce qui ne laisse pas d’inquiéter d’ailleurs, ceux qui trouvent que les fonctionnaires sont trop nombreux). Mais cette moindre pression résulte du fait que les fonctionnaires territoriaux remplissent des missions visibles localement, que l’on perçoit directement leur utilité, qu’ils ont un accès direct à leur employeur et que, pour l’employeur en question, avoir une bonne qualité de service est un argument électoral.

Les entreprises privées sont, sans doute, plus parcimonieuses dans la gestion des effectifs. La plupart d’entre elles pratiquent la pression à la baisse. Mais, d’un autre côté, elles non plus ne peuvent pas trop dégrader la qualité de service, au risque de perdre des clients. Du coup on retrouve le secteur privé (encore une fois il faudrait aller y voir avec bien plus de détails) dans une position intermédiaire entre la fonction publique territoriale et la fonction publique d’état et hospitalière.

Du côté de l’Etat, la situation est bien plus difficile que dans les collectivités locales. D’abord les missions d’Etat donnent lieu à plus de tension avec le public. Ce sont souvent des missions plus normatives et, en tout cas, elles font moins l’objet d’un débat local, donc d’un accord sur leur utilité. Les effectifs, pour leur part, sont mal régulés, car on manque de critères concrets pour les évaluer. Dès lors, la seule règle de gestion appliquée est celle d’une pression de principe sur les effectifs d’un ministère, sans trop rentrer dans les détails et, au bout du compte, c’est le manque de temps et l’obligation de se dépêcher qui prévalent. Ce sont des arbitrages budgétaires globaux qui décident de ces effectifs, assez souvent dans l’abstrait. Et la dégradation de la qualité de service n’est pas une question politiquement chaude.

Tout ce que l’on vient de dire vaut encore plus pour l’hôpital. Depuis des années c’est la régulation budgétaire qui prévaut. Il est très difficile de poser la question de la qualité des soins, de l’attention au malade et donc des conditions de travail des personnels. Le milieu hospitalier en est en partie responsable, en mettant l’accent sur les plateaux techniques et leur financement. Un débat sur les priorités de la médecine pourrait conduire à favoriser une médecine moins pointue, mais plus attentive au malade et aux soignants. La course à l’investissement de pointe n’est pas forcément une bonne idée. Mais, de toute manière, les décideurs politiques ne se donnent pas les moyens de poser ces questions. Le regard fixé sur le coût de l’assurance maladie ils bottent en touche pour le reste.

En comparant ce qui se passe au niveau de l’Etat et de l’hôpital, d’un côté, et ce qui se passe dans le privé (au moins en moyenne), de l’autre, on voit, finalement, avec quelle facilité l’Etat ou l’hôpital peuvent s’asseoir aussi bien sur les revendications de leurs salariés que sur celles de leurs usagers !

Des déficits d’organisation dans les grandes structures

D’ailleurs, quiconque s’est heurté à un service d’état ou a fait la queue dans un hôpital, sait à quel point il peut se sentir maltraité. Cela favorise, évidemment, les tensions avec le personnel. Le personnel, de son côté, ne peut, en général pas grand chose pour améliorer la situation des usagers, car il est pris dans des formes d’organisation rendues très compliquées par la taille des structures considérées (cf. l’item de l’enquête : fortes demandes et faibles marges d’action).

La croyance de base des spécialistes du secteur hospitalier est qu’un hôpital marchera d’autant mieux qu’il est plus grand. C’est peut-être vrai pour des problèmes aigus. Mais c’est sans doute faux pour un grand nombre d’affections. La complexité organisationnelle met les personnels sous tension et cela finit par nuire à la qualité de la prise en charge et, en bout de piste, à la santé du malade.

L’Etat, au moins, a fait le nécessaire, de puis 40 ans, pour se décentraliser progressivement et on en voit l’effet positif. Il n’en reste pas moins que toute tentative de structurer un service public en fonction de négociations locales est presque toujours soupçonné d’introduire une rupture d’égalité entre les citoyens. Mais au nom de l’égalité de traitement c’est plutôt la maltraitance (autant des personnels que du public) qui prévaut.

Quiconque a fréquenté les bancs d’une église sait qu’utiliser le mot de « service » est facile, mais que le vivre est une autre affaire. Celui qui prétend servir n’est pas toujours attentif aux autres. Il arrive même qu’au nom du service on cherche à asservir. C’était déjà comme cela dans l’église de Corinthe. L’apôtre Paul était consterné : « vous supportez qu’on vous asservisse, qu’on vous dévore, qu’on vous dépouille, qu’on le prenne de haut, qu’on vous frappe au visage » (2 Cor 11.20). Toutes les tartuferies sont possibles, hélas !

Dans le domaine laïc il semblerait qu’il en soit de même : ce n’est pas parce qu’on s’appelle « service public » que l’on est attentif au besoin, ni de ses salariés, ni des usagers que l’on est censé servir.