A la fin du mois d’août sont publiés, chaque année, les comptes des transports. Je laisse de côté la plupart des pages de ce document assez technique, et je vais, régulièrement, regarder comment le trafic a évolué. On le mesure en tonnes-kilomètres pour le transport de marchandises et en voyageurs-kilomètres pour les transports de personnes. Et on découvre ainsi que, depuis 2001, l’usage de l’automobile stagne. Le graphique ci-dessous compare les chiffres à ceux de 1990 (par définition les courbes partent toutes de 1)

Source : Comptes nationaux des transport (1990-2018)

Depuis 1995 le transport en commun gagne des parts de marché. L’évolution du transport routier de marchandises est plus difficile à interpréter car elle est plus directement liée à la conjoncture économique : on voit que la crise de 2008 y a mis un coup d’arrêt.

Les chiffres d’usage de la voiture individuelle sont particulièrement frappants. Entre 2001 et 2018 son usage a augmenté de seulement 5 % alors que, dans le même temps, la population a augmenté de 10 %. Si on parle de facteur 4, pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre, on est loin du compte. Mais la stagnation soudaine de l’usage de la voiture est, malgré tout, un tournant historique. Le site du Ministère du Développement Durable donne accès aux archives des anciens rapports. On peut, de la sorte, remonter jusqu’en 1954. On découvre, alors, qu’à certaines époques la croissance de l’usage de la voiture était fulgurante : + 60 % entre 1955 et 1960, + 75 % entre 1960 et 1965 et + 50 % entre 1965 et 1970! A cette époque là (en 1969, exactement) une officine, cherchant à encourager les entreprises à mener des campagnes publicitaires, a pensé avoir trouvé l’argument massue :

Affiche de la campagne de 1969

Il est vrai qu’avec des taux de croissance autour de 10 % par an, il était difficile de ne pas « croire » à un tel phénomène. A partir de 1970 la croissance se ralentit un peu : il faut 10 ans, entre 1970 et 1980, pour observer de nouveau une croissance de 50 %. Mais elle reste, malgré tout, soutenue. Entre 1980 et 1990 la croissance est encore de 28 % ; entre 1990 et 2000 : 22 %. Même sur cette dernière période, il faut prendre la mesure de la véritable lame de fond que ces chiffres représentent. En 2000 on fait tout simplement 10 fois plus de kilomètres en voiture qu’en 1955 (alors que la population n’a augmenté que de 40 %) !

Que se passe-t-il en 2001 ?

La rupture de fin 2001 est en partie mystérieuse. Cette année là, le prix du carburant n’est pas particulièrement élevé. En 2000 l’usage stagne déjà. En 2001 il repart de l’avant, puis, à partir de 2002, la stagnation s’installe. Aucun événement décisif ne s’est pourtant produit. La rupture est le fruit d’une évolution qui a fait son chemin sans bruit.

En fait, depuis plusieurs années, les pouvoirs publics, comme les citoyens ont arrêté de « croire » à l’automobile. Les grands travaux autoroutiers s’éteignent les uns après les autres. On ne construit presque plus de voies rapides urbaines et, de la sorte, les bouchons se multiplient. Il devient moins intéressant de prendre sa voiture. De nouvelles générations arrivent à l’âge adulte : pour elles la voiture n’est pas un symbole d’émancipation ; c’est juste un outil éventuellement utile. Les jeunes se précipitent moins pour avoir leur permis de conduire. A l’inverse, les grandes villes recommencent à investir lourdement dans leurs réseaux de transport en commun. On regarde, désormais, les outils de transport de manière pragmatique et la voiture fait beaucoup moins rêver. Les personnes qui passent des heures à la bichonner sont devenues une minorité.

La diffusion d’Internet et du téléphone portable (à partir de 1997) n’a pas conduit les gens à moins se déplacer. Les enquêtes montrent qu’ils y consacrent toujours autant de temps. En revanche, cela a accru le côté utilitaire des déplacements : on réfléchit davantage à où on va et comment on y va.

De quelle croyance parle-t-on ?

Croire à l’automobile : la formule est intéressante. Elle montre bien que les progrès techniques ne mettent pas seulement en jeu la rationalité, mais que s’y mêlent des attentes, des fantasmes, des espoirs pas toujours explicités, mais bien réels.

Gabriel Dupuy avait souligné dès 1999, dans La dépendance automobile (ed. Anthropos), que beaucoup de personnes projetaient sur la voiture un rêve d’indépendance, pour finalement en devenir dépendants. Si l’on habite hors d’un centre-ville, il est, de fait, devenu fort difficile de se passer d’une voiture.

Or il semble, aujourd’hui encore, plus facile de croire en un objet que de faire confiance à une personne (pour ne pas parler de Dieu !). Le smartphone a sans doute remplacé l’automobile dans les rêves d’émancipation. Oui, on pense pouvoir manipuler un objet plus facilement qu’une personne. Le sentiment de maîtrise que nous donne un dispositif technique est immédiat. Mais qu’en est-il sur le long terme ? On met tout un temps à revenir sur terre et à se rendre compte que cette maîtrise est largement un leurre.

Les relations humaines peuvent être bien décevantes, elles aussi. Cela dit, les amitiés sont des liens très fiables. On ne manipule pas son ami, mais il nous aidera en cas de coup dur. Quant à Dieu, il peut sembler bien lointain et hors de toute prise, mais il restera à nos côtés sans défaillir, pour peu que nous lui fassions confiance. C’est une autre forme de croyance qui est ici en jeu. On met souvent plus de temps à y rentrer et à s’y tenir. Mais elle nous libère au lieu de nous asservir.