Les rues parcourues, les trains de sommeil, ou le funiculaire de Fourvière à l’aube de l’été, chacun peut les imaginer. Mais la fatigue intérieure, la menace qui vous mord aux pieds- les caïmans verts-de- gris, cela ne prévient pas- comment les faire comprendre ? Avec des mots, peut-être, on offre un aperçu. Daniel Cordier vient de nous quitter. Celui qui, dans  la clandestinité, prit tour à tours les noms d’Alain, puis Caracalla, sut bâtir une œuvre au-delà de la plaidoirie pour Jean Moulin. L’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon travailla près de dix ans à ses côtés. Pour Regards Protestants, elle se souvient…

« En 1946, quand de Gaulle a quitté le pouvoir, monsieur Cordier a tourné la page des Services secrets, nous dit-elle en préambule. Après avoir tenté de devenir artiste peintre, il a ouvert une galerie d’art et multiplié les voyages à travers le monde. Il s’est dépris de son passé, refusant tout esprit « ancien combattant ».  L’émission de télévision « Les dossiers de l’écran », durant l’année 1977, a bouleversé le cours d’une vie bien rangée.» Présent lors du débat qui suivait la projection d’un film, Daniel Cordier subit de plein fouet les accusations proférées par Henri Frenay à l’encontre de Jean Moulin, sans parvenir à dire autre chose que « c’est faux ! C’est faux ! » De retour chez lui, le marchand d’art a décidé de consacrer quelques mois à la défense de son ancien chef. Il y donnera sa vie.

« Monsieur Cordier s’est lancé dans cette aventure par dévotion pour Jean Moulin, souligne Bénédicte Vergez-Chaignon.  Mais parce qu’il ne faisait jamais les choses à moitié, parce qu’il était obsessionnel –et je tiens à préciser qu’en l’occurrence, dans le domaine qui nous occupe, cette expression n’a rien de péjoratif- il a donné tout son temps. Quand nous étions dans des phases de travail, il me parlait des recherches et des documents le matin, le midi, le soir, sans arrêt. »

De 1989 à 1999 environ, la jeune historienne a préparé les documents, proposé des constructions, des raisonnements, rédigé des ébauches de chapitres. Daniel Cordier sollicitait les compétences techniques de sa jeune collaboratrice comme un metteur en scène utilise le talent des costumiers, décorateurs ou compositeurs de son film. « Il n’a jamais caché sa méthode de travail, insiste l’historienne. Il nourrissait pour les archives un amour éperdu, qui l’entraînait très loin : son appartement, sa maison étaient envahis de livres, de documents photocopiés, de manuscrits parce qu’il avait consciences des distorsions qui s’installent toujours entre les souvenirs et ce que l’on trouve dans les sources écrites. Mais il était autodidacte et, plus que d’autres, il souffrait de l’angoisse de la page blanche. Il avait donc besoin que l’on suscite son élan. A part quoi c’était un perfectionniste extraordinaire. Quand il  prenait conscience qu’il avait commis une erreur d’analyse, il considérait qu’il fallait tout reprendre à zéro – ou presque. Cela explique pourquoi ses projets ont pris tant d’années à voir le jour. »

« L’inconnu du Panthéon », « La république des catacombes », « Alias Caracalla » constituent les phares de son œuvre. Jean Moulin, bien sûr, en est la figure centrale. C’est grâce au courage, à la détermination de l’ancien préfet que les chefs de réseaux se sont rassemblés sous l’autorité du général de Gaulle et qu’ainsi la France a fait partie du camp des vainqueurs. « monsieur Cordier plaçait la vérité au-dessus de tout, souligne encore Bénédicte Vergez-Chaignon. S’exposant lui-même à l’analyse de ses propres actes, monsieur Cordier considérait que les archives permettaient de tout savoir. S’il avait pu, je pense qu’il aurait aimé les publier telles quelles afin que les lecteurs, à leur tour, suivent le chemin qu’il avait arpenté. »

Sur un plan humain, Daniel Cordier pouvait se montrer charmeur, au-delà du raisonnable. « Quand je le retrouvais pour une séance de travail, il me couvrait de compliments délirants sur les textes que j’avais rédigés, avant de me déclarer que nous devions tout reprendre, se rappelle en riant Bénédicte Vergez-Chaignon. Un jour, je lui ai suggéré de me dire les choses de façon plus directe, qu’il n’était pas obligé de me faire croire que j’étais la plus grande historienne de tous les temps pour me demander de procéder à des changements, fussent-ils importants. Il m’a rétorqué qu’il ne pouvait pas faire autrement parce que c’était la méthode adoptée par les membres des Services secrets de la France libre ! En réalité, je pense qu’il était très affectif, à la fois très excentrique et très rigoureux. C’est ce mélange qui donne aux livres de monsieur Cordier cette singularité qui nous touche tant. »

Le jeudi 26 novembre, une cérémonie officielle se déroulera dans la cour des Invalides, en présence du Président de la République. Daniel Cordier sera ensuite enterré au cimetière du Père Lachaise. Le dernier compagnon de la Libération vivant se nomme Hubert Germain. A ce titre, c’est lui qui, à sa mort, sera inhumé  dans la crypte du Mémorial de la France combattante, au Mont Valérien, suivant la volonté du fondateur de l’Ordre, Charles de Gaulle. A vous qui murmurez de tristes reproches à l’endroit de la jeunesse, n’oubliez pas que les Résistants de jadis ont, pour sauver l’honneur de notre patrie, donné leurs vingt ans. Conservez l’espérance…

A lire :

Daniel Cordier : « La République des Catacombes », Gallimard 1000 p. 32,50 €

Daniel Cordier : « Alias Caracalla », Gallimard, 1124 p. 11,50 €

Daniel Cordier : « L’inconnu du Panthéon », Jean-Claude Lattès, 2 volumes.

Bénédicte Vergez-Chaignon : « Une juvénile fureur » Perrin 459 p. 24 €