On peut s’en réjouir comme on peut le redouter. Mais c’est un fait, avec lequel nous allons devoir composer ici en France en cette fin d’année, et dans la nouvelle année qui vient.

Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas les caractéristiques des mouvements sociaux habituels, encadrés et emmenés par des syndicats, au sein de rapports sociaux bien repérables, qui se sont eux-mêmes établis avec l’histoire. Les luttes syndicales avaient fini par s’installer dans le paysage social et politique français, au risque de tomber dans une certaine routine n’ayant plus vraiment de prise sur l’évolution de la réalité sociale. Ici, nous avons un combat spontané qui n’a été revendiqué par aucun syndicat, ni télécommandé par aucun parti politique. C’est que la colère du peuple n’a rien d’une colère revendicative ponctuelle que le gouvernement, en tentant de s’appuyer sur des corps intermédiaires qu’il a entre-temps superbement ignorés, serait à même d’apaiser ou de calmer. Cette colère vise à présent l’existence même des institutions, celles de la Ve République en particulier ; elle conteste la légitimité de ses représentants élus, et du président de la République en personne, également élu au suffrage universel. Quelle nouvelle République peut naître de cette contestation en profondeur, et peut-elle ne pas reposer sur l’élection de représentants élus, alors que les gilets jaunes eux-mêmes refusent d’avoir des individus élus qui les représenteraient ?

Bien sûr, on peut s’attendre à ce qu’une masse d’individus atomisés ne faisant confiance dans aucun parti ni dans aucun corps intermédiaire ne fasse le lit de mouvements fascisants (comme on le voit avec la montée du parti Cinq étoiles en Italie, ou de Vox en Andalousie), en s’appuyant par exemple sur des analyses d’Hannah Arendt qui a montré que, dans les années 30, la perte de confiance des individus déclassés, désocialisés, esseulés, en tout ce qui était susceptible de les représenter les a amenés à suivre aveuglément un personnage providentiel à leurs yeux. Or il est remarquable que le mouvement des gilets jaunes exprime sa plus grande défiance envers quelque représentant que ce soit qui tirerait une gloriole personnelle de son statut et ferait passer ses ambitions propres avant l’intérêt commun, comme s’il n’était pas prêt à consentir à une nouvelle servitude. Il ressort au contraire de nombreux témoignages que les individus qui se retrouvent sur les ronds-points se […]