A distance, on doit se contenter du visuel de l’assiette et des commentaires de ceux qui goûtent, mais c’est assez suggestif !
Pendant ce temps, mon passé de sociologue du travail reste aux aguets et, de fait, je suis frappé par la manière fortement biaisée dont on parle, ici, des ressorts de la performance. C’est même une sorte de cas d’école des pratiques managériales qui conduisent à mettre, aujourd’hui, la pression sur les salariés et sur les organisations, alors même que les ressorts de la qualité du travail sont souvent ailleurs.

« Se donner à fond », ne « rien lâcher »

Les candidats sont tous des cuisiniers confirmés et il est clair qu’ils possèdent une forte technicité et de nombreux savoir-faire. Or ces compétences techniques ne sont pas censées les différencier les uns des autres. On leur lance, certes, des défis qui les font sortir de leur zone de confort, mais il n’en reste pas moins, en les voyant travailler, que l’on voit parfaitement que certains sont plus à l’aise, dominent mieux le sujet, ont plus de « bouteille » que les autres. Au lieu de cela, on ne cesse de commenter et de les faire commenter leur « motivation ». Tous sont supposés « se donner à fond », ne « rien lâcher » et autres expressions destinées à souligner leur investissement.

Des comptes à rebours anxiogènes

Les assiettes et les recettes imaginées par les candidats sont jugées sur leur cohérence et sur leur originalité. Or, une fois que le thème du jour est lancé, le montage les montre tous se précipiter au garde-manger pour « faire leurs courses ». Mais il est difficile d’imaginer que les bonnes idées leur viennent en une fraction de seconde et qu’ils ne prennent aucun moment de recul et de réflexion pour monter leur projet. En tout cas, les études de psychologie sont unanimes pour dire que la créativité procède d’une capacité de recul par rapport à la situation présente. On ne voit rien de cette prise de recul (il est vrai assez peu « vendable » d’un point de vue visuel). Au contraire, on voit des personnes qui ne cessent de s’agiter, collées à ce qu’elles sont en train de faire et le nez dans le guidon. La pression sur le temps est, d’ailleurs, théâtralisée régulièrement par des comptes à rebours anxiogènes.

Tout cela ressemble beaucoup à ce que l’on peut observer dans nombre de situations professionnelles. Les salariés y sont mis sous pression, doivent faire face à l’événement en permanence, réagir rapidement et, surtout, « se donner à fond ». On juge de leur investissement personnel. Autour de l’émission Top Chef, les réseaux sociaux s’agitent. On y commente sans fin, la crise de nerf de X, le mot de travers de Y, le comportement de Z. Bref on porte des jugements moraux sur le respect dont fait preuve l’un, ou le dilettantisme de l’autre. Là aussi, cela renvoie à ce que les enquêtes en entreprise montrent : la réussite d’un salarié est vite ramenée à sa responsabilité morale. S’il échoue ou s’il se retrouve au chômage il doit s’en prendre à lui-même, en premier lieu.

Le principe de l’émission Top Chef est celui d’un concours par élimination. Il n’est donc pas surprenant que la hiérarchie des candidats soit remise en jeu à chaque fois. Mais ce n’est pas étranger, non plus, à la remise en question perpétuelle des individus dans les organisations, qui doivent faire leurs preuves en permanence et quêter sans fin le regard de l’autre pour se réassurer quant à leur valeur.

Tout ce que nous relevons renvoie, en fait, à la manière dont l’économie libérale d’aujourd’hui construit une concurrence directe entre les personnes et tente de mobiliser les individus dans leurs ressorts émotionnels les plus profonds. Il n’est pas certain que cette stratégie soit efficace, même si elle est à la mode. Il est certain, en revanche, qu’elle met les individus en danger et qu’elle provoque des crises subjectives graves (épuisement professionnel, épisodes anxieux, etc.).

Regard théologique sur la valorisation du travail

Or un lieu commun voudrait qu’une telle manière de faire, inspirée du libéralisme Nord Americain, soit « protestante ». C’est un étiquetage spontané assez fréquent. Et on cite de manière hâtive des travaux, comme ceux de Max Weber, qui ont relié protestantisme et capitalisme. Mais faisons un bref retour en arrière historique. Il est vrai que Luther a inclus le travail comme faisant partie intégrante de la vocation du chrétien. Il le faisait en réaction à la théologie médiévale qui dévalorisait les laïcs au profit des clercs. Il voulait donc montrer la valeur éminente de l’activité de chacun aux yeux de Dieu. Par la suite, dans le puritanisme, un glissement problématique s’est opéré. On est passé de : le travail fait partie de ma vocation ; à : ma vocation se résume à mon travail. La réussite dans le travail s’est, alors, plus ou moins, substituée au regard de Dieu. Et le lien entre pauvreté et paresse a pris de l’ampleur. L’idée que chacun doive sa réussite à ses seuls mérites s’est donc répandue.

Or ce n’était pas là l’idée de Luther et ce n’est pas non plus de cette manière que je lis la vocation de tout un chacun dans le corpus biblique.
Quand Dieu appelle des prophètes, il les met, précisément, en garde contre le regard des autres qui, en général,  n’apprécieront pas leur message. Mais il appelle aussi des personnes ordinaires, pour des projets moins héroïques. Ces personnes répondent « dans la foi », à un appel qui relève de « la grâce ». Ce sont là des catégories théologiques centrales du protestantisme. Et elles ont des contreparties dans les pratiques concrètes. Dieu appelle les croyants à nouer avec lui des relations de confiance (ce qu’on nomme la foi) et de long terme et il n’est pas sans cesse en train de semer le doute sur la valeur qu’il accorde à chacun (cette valeur relevant de sa grâce).
Et les rapports Dieu-hommes servent de modèle aux rapports hommes-hommes. Si protestantisme il y a, il faut dire que la mise sur le grill continue des salariés, les raisonnements à court terme, les décisions impitoyables, sont étrangères à cet univers. Et il y a un écart important entre travailler pour rendre service aux autres et travailler en étant suspendu à l’évaluation des autres.

Il n’est pas étonnant, pour revenir à Top Chef, qu’une émission de télévision épouse les manières de penser dominantes du moment. Et on voit bien ce qu’elles peuvent avoir de grisant. Les décharges d’adrénaline, le trop plein d’émotions, les états d’âme de tel ou tel captent facilement l’attention. Mais ils mettent les acteurs sur le fil du rasoir.
L’univers réel de la cuisine est lui-même un univers dur et stressant. Mais, précisément, c’est un secteur où les dégâts collatéraux sont importants et les blessures personnelles profondes. Or il n’est pas inévitable qu’il en soit ainsi.

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