Que serait-il passé si Grouchy était arrivé avant Blücher sur le champ de bataille de Waterloo? Le sort du monde aurait-il été différent si Gravillo Princip – un nom chargé de symbole- avait manqué sa cible, à Sarajevo, le 28 juin 1914? « L’uchronie, qu’on peut aussi appeler l’Histoire-fiction, et qui consiste à imaginer le cours des choses tel qu’il aurait pu se dessiner si un détail, souvent infime, s’était trouvé modifié, est l’un des outils les plus efficaces pour protéger contre un impérialisme du n’importe-quoi, remarque Jean-Noël Jeanneney dans son livre Un attentat, Petit-Clamart, 22 août 1962 (Le Seuil, 340 p. 20 €). Mais ce jeu intellectuel, qui protège contre les fausses évidences rétrospectives, ne prend sa pleine valeur, ne prend sa pleine portée que si l’on a situé auparavant les comportements des individus et des groupes, parmi de multiples conflits, en les replaçant dans un mouvement long. » Et l’historien de souligner que ce divertissement restitue ce qui nous échappe au premier coup d’œil.

Pour nous, bien sûr, il est tentant de poser cette question : « Qu’aurait-été le sort des protestants si Louis XIV avait pris conscience des vertus de l’édit de Nantes et préféré, le 18 octobre 1685, partir chasser le cerf ou conter fleurette à sa seconde épouse ? » Evidence, des milliers de familles auraient évité la mort, l’exil ou les conversions forcées. Conséquence amusante, nos amis suisses auraient ignoré longtemps les mécanismes de l’horlogerie ; l’Anjou, la Vendée se seraient parsemés de temples chaque dimanche remplis de paroissiens ; mieux, le parlementarisme triomphant nous aurait valu pas moins d’une trentaine de chefs de gouvernement protestants qui, tous, auraient utilisé les deniers de l’Etat d’une manière conforme à leur éthique, avec une générosité teintée de cette inclination, comment dire ? Encadrée, qui fait le charme du calvinisme et que certains mauvais coucheurs assimilent à de la pingrerie.

La vie politique autrement

Toute blague mise à part, l’uchronie permet de regarder la vie politique autrement. Prenez-garde cependant : cette pratique impose d’étudier un temps précis. « Henri Cartier-Bresson a popularisé, dans le domaine de la photographie, l’expression d’instant décisif, observe Jean-Noël Jeanneney, celui où le cliché pourra offrir bien plus que la simple image qu’il saisit et où il parlera au-delà de lui-même. Le principe vaut semblablement pour l’Histoire.» Inutile, dans ces conditions, de vous demander ce qui se serait passé si Nicolas Sarkozy avait aimé « Le princesse de Clèves » ou si François Hollande avait su nouer son nœud de cravate. Non. La règle du jeu vous oblige à porter votre regard sur un événement qui provoque une rupture.

En période campagne électorale, on en trouve toujours au moins une. Si Lionel Jospin n’avait pas ironisé sur le vieillissement prématuré de Jacques Chirac, il se serait sans doute qualifié pour le second tour de la présidentielle ? On imagine la suite : élu président de la République, il aurait désigné Dominique Strauss-Kahn ou Martine Aubry Premier ministre, tandis que le maire de Neuilly aurait continué de se mordre les doigts d’avoir soutenu Edouard Balladur en 1995. Si François Fillon n’avait pas été accusé d’avoir employé son épouse de façon fictive, puis reçu des costumes en cadeaux, que ce serait-il passé ? Devenu chef de l’Etat, l’homme de la Sarthe aurait mis en œuvre un programme thatchérien, provoquant sans doute une hausse du taux de croissance économique…Et des manifestations monstres ! Ce ne sont là que des pistes ludiques.

En réalité – si l’on ose dire- l’uchronie ne vaut la chandelle que pour comprendre ce qui mobilise le corps social et politique. « Elle constitue, comme le note encore Jean-Noël Jeanneney dans son étude au sujet de l’attentat du Petit-Clamart, sur un mode apparemment plaisant, une manière de retrouver la puissance des évolutions qui travaillent en profondeur. »

Une suggestion que nous inspire l’actualité? « Que ce serait-il passé si, le 16 novembre 2019, à Wuhan… »