Réfléchir à l’élection présidentielle, neuf mois avant l’échéance, n’est pas un jeu ridicule. Oh bien entendu, soupeser les chances de tel ou tel candidat ne veut rien dire- et l’on pourrait s’amuser au casse-pipes des horoscopes en évoquant les sondages annonçant la victoire de Jacques Chaban-Delmas, Lionel Jospin, François Fillon. Mais discerner les tendances lourdes qui traversent l’opinion permet de savoir dans quelle direction nos concitoyens veulent faire avancer le pays. Parce qu’ils tiennent la politique pour un élément fondamental de leur identité, les Français se passionnent déjà pour le scrutin du printemps 2022, même en pratiquant le retrait, le silence ou l’abstention.

« Aujourd’hui, le désordre domine, explique le politologue Pierre Larrouy. Beaucoup vous diront que chaque fois c’est pareil, qu’avant l’heure ce n’est pas l’heure ; eh bien pourtant, je peux vous dire que même l’été qui précède une présidentielle, on peut savoir quelles sont les attentes importantes de l’opinion : désir de changement, demande de protection, de stabilité etc. Cette fois-ci, la tendance lourde est l’incertain. »

Comme on le devine, acteurs politiques et spécialistes des enquêtes se mettent en quatre pour identifier puis analyser les couches sédimentaires à l’œuvre dans cette tectonique des plaques – attention, méfiance, toute métaphore finit dans le ruisseau !- mais, rien à faire, il semble aujourd’hui que tout leur échappe.

Révolte ou soumission ? 

« A cette heure-ci, personne ne sait quel va être le contexte de l’élection présidentielle- certains prédisant même que les dates retenues pourraient être modifiées suivant l’évolution de la pandémie, souligne Pierre Larrouy. Qui aurait dit, voici seulement trois semaines, qu’à la fin du mois de juillet des centaines de manifestants défileraient dans les rues contre la vaccination? Dans ce contexte, bien malin qui peut dire à coup sûr où les Français veulent aller. Vont-ils choisir la révolte ou la soumission ? Si la révolte l’emporte, sera-t-elle urbaine ou rurale ? » En fonction des réponses à ces questions, les candidats devront déterminer ce qu’ils veulent incarner : la femme ou l’homme rebelle, autoritaire, capable de déchaîner les colères ou de les maîtriser. Mais l’incertitude où nous sommes ne prédispose guère à ce type de choix.
«Deux phénomènes, aujourd’hui, se dégagent, explique Pierre Larrouy : le retour d’un débat idéologique, et l’existence de couples de candidats à l’intérieur de chaque famille politique. A gauche, s’opposent une tendance gauchiste et une tendance social-démocrate, l’une et l’autre teintées d’aspirations écologistes. A droite, on voit très clairement la fracture entre les néo-chiraquiens et les partisans d’une droite réactionnaire. Même l’extrême droite est aujourd’hui fractionnée, Marine Le Pen étant concurrencée par Nicolas Dupont-Aignan, Eric Zemmour et Florian Philippot, qui peuvent réunir à eux trois sept à huit pour cents de suffrages. »
C’est sur cette base que l’incertitude s’épanouit. Beaucoup subodoraient le temps des idéologies passé. Voici, tout au contraire, que ces idéologies s’installent au premier plan. Mais elles ne sont faciles à reconnaître, à distinguer. Nombre de politologues prennent leurs désirs pour des réalités. Ceux que l’on baptise les souverainistes espèrent enfin l’heure venue de la victoire, les tenants d’une Europe humaniste aussi, tandis que les inventeurs d’un monde nouveau se bousculent au portillon de l’Histoire. Il est fascinant d’observer ce retour du refoulé quand l’économisme- autrement dit la croyance en une science économique imposant ses propres règles au débat public- est actuellement discrédité. Mais Pierre Larrouy considère que cela ne dit rien des préférences de nos concitoyens.
Même la situation du Président, probable candidat à sa réélection, pourrait changer du tout au tout. Fragile mais moins impopulaire que ses prédécesseurs à pareille époque, il n’a pas perdu ses chances.

«Emmanuel Macron est le maillon faible parce que son champ idéologique est en train de se réduire à vue d’œil, mais il reste en position de force parce qu’il est le seul personnage fixe au milieu du désordre et de la dispersion, pense Pierre Larrouy. En embuscade, ignorant lui-même de quelle façon la pandémie va évoluer, il occupe la place ; il peut jouer le rôle de celui qui assume un choc terrible, du général que l’on ne remplace pas quand la guerre continue. »

Le fait que le processus de vaccination ait repris le bon rythme- en dépit des protestations, pourrait conforter le président de la République dans ses choix. Mais cela ne garantit pas que les suffrages se portent sur lui le jour venu. « Nous pourrions nous trouver dans la situation de 2005, quand les électeurs ont rejeté le projet de Réforme constitutionnelle après avoir fait mine de soutenir l’Europe, estime enfin Pierre Larrouy. Les gens peuvent parfaitement consentir à la vaccination par discipline et vouloir exprimer une colère extrême à l’endroit de celui qui a fait semblant de les écouter mais n’en a fait qu’à sa tête. » En France, il est toujours périlleux d’être un monarque, même républicain.

A lire : le feuilleton de Pierre Larrouy Parole publique sur www.revuepolitique.fr