La gauche partira aux élections présidentielles en ordre dispersé. Certains (assez nombreux) semblent croire que c’est là affaire d’appareils, d’égos mal placés, de mauvaise stratégie, etc. Mon diagnostic est tout autre : c’est l’électorat de la gauche qui est profondément divisé et qui s’imagine un peu trop facilement pouvoir être uni derrière un candidat… qui mécontenterait, quel qu’il soit, la majorité dudit électorat.
Il y a eu, de toute manière, des fractures historiques anciennes et répétitives. Je pourrais remonter au congrès de Tours, en 1920 et à la fracture entre la gauche révolutionnaire et la gauche réformiste, qui a couru, pour le moins, jusqu’aux années 1970. Je me limiterai à des événements plus récents. Si je me souviens du gouvernement Jospin (entre 1997 et 2002) je pense que, de tous ceux étiquetés à gauche, depuis 1981, c’est celui qui a mené la politique la plus à gauche. Pourtant une majorité de l’électorat de gauche, probablement prête à voter pour lui au deuxième tour, s’est détournée de Lionel Jospin, au premier tour, en 2002, au motif que cette majorité était insatisfaite de la politique qu’il avait menée. Trois ans plus tard, en 2005, c’est le parti socialiste lui-même qui a éclaté en deux, entre partisans et adversaires du traité européen. Une fois encore, cette fracture s’est vue dans les urnes, elle ne s’est nullement réduite à des stratégies d’appareil. Et ce sont encore les électeurs socialistes qui ont voté pour Benoît Hamon, à la primaire de 2017, faisant écho à tous ceux qui, durant le quinquennat de François Hollande, avaient réclamé une « vraie politique de gauche ». Ces frondeurs représentaient un mouvement, assurément, mais certainement pas de quoi réunir une majorité derrière eux.
La sémantique gauche / droite, qui semble opposer deux blocs homogènes, cache donc un profond éclatement de ce que chacun investit dans le terme de « gauche ». Ce terme est parfois invoqué comme un signifiant religieux : on serait, ou non, de gauche ; il y aurait une vraie et une fausse gauche. Il y a là une erreur de perspective majeure.
La sociologie des électeurs qui votent à gauche ne correspond plus du tout à l’image classique que l’on en a
Une des raisons qui expliquent cet éclatement est la composition sociologique de l’électorat prêt à voter à gauche. J’ai rendu compte, ici-même, d’une analyse internationale sur les transformations de la sociologie électorale, dans le monde entier. Le livre, paru au Seuil : Clivages politiques et inégalités sociales, Une étude de 50 démocraties (1948-2020) (sous la direction d’Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty) montre une lente, mais irrésistible, mutation des caractéristiques des électeurs de gauche dans la plupart des pays riches. Dans ces pays, comme je l’écrivais, « on est passé progressivement, depuis 1948, d’une situation où les personnes les plus riches et les personnes les plus diplômées votaient à droite, tandis que celles qui cumulaient les handicaps sociaux votaient à gauche, à une situation où les plus riches continuent à voter à droite, tandis que les plus diplômés votent nettement à gauche. Dans le même temps, les catégories les moins diplômées et les moins riches se sont également séparées : les unes votant pour des partis populistes marqués à droite, les autres continuant à voter à gauche ».
Les catégories diplômées, vivant souvent en ville, n’ont, on s’en doute, pas les mêmes priorités que les employés et ouvriers vivant en périphérie ou dans le péri-urbain. Celles-là sont probablement disposées à voter à nouveau pour Emmanuel Macron ; les ouvriers et employés beaucoup moins. En tout cas, les diplômés ont plus une approche culturelle de l’idée de gauche et sont moins intéressés par la redistribution. Le clivage est majeur et, dès qu’un candidat proche du centre perce, il le met en évidence. L’adhésion au projet européen est un autre point d’achoppement qui sépare ces deux catégories.
Et cela explique que, même en cumulant tous les candidats relevant plus ou moins de la gauche, on n’arrive pas, aujourd’hui, à des intentions de vote au-delà de 25%, au premier tour des prochaines élections présidentielles. Une partie des ex-électeurs socialistes qui ont voté pour Emmanuel Macron en 2017, sont disposés à le refaire en 2022.
La crise écologique perturbe le logiciel historique des partis de gauche
Je comprends bien, d’ailleurs, que de nombreux électeurs qui ont, par le passé, prêté leur voix à des candidats du centre gauche, n’ont plus envie de jouer les forces d’appoint, déçus qu’ils ont été par la timidité des politiques menées par les candidats qu’ils avaient soutenu.
Les candidats socio-démocrates, de leur côté, arguent qu’ils vont aux limites du possible. Il serait certainement envisageable d’aller plus loin dans la taxation des hauts revenus. Mais l’idée de redistribution prend un tour radicalement nouveau avec la crise écologique : peut-on espérer partager les fruits de la croissance, quand ce que produit ladite croissante nous interroge de plus en plus ? Jean-Luc Mélenchon, continue à croire à une énergie aisément accessible grâce à l’utilisation de l’énergie des vents marins et du mouvement des mers. Il caresse encore des rêves technologiques (et pas seulement dans le domaine de l’énergie) qui laissent d’autres beaucoup plus circonspects.
En fait, les menaces écologiques ne conduisent pas seulement à isoler un électorat écologiste des autres, elles interrogent la manière dont les différents candidats pensent financer leur politique redistributive. Ce qui semble juste, possible et durable, se diffracte en une poussière de points de vue non convergents.
Bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle ?
Donc la gauche, cette année, en France, est divisée et restera divisée. Bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle ? Mauvaise nouvelle si la conséquence (et c’est ce qui se profile, pour le moment) est de proposer des politiques plus inégalitaires, alors même que toutes les associations protestantes (pour ne parler que d’elles) qui s’activent sur le terrain, témoignent de la précarité croissante de pans, eux aussi croissants, de la population vivant en France.
Bonne nouvelle si les clivages qui apparaissent (et qui concernent aussi, pour partie, la droite) résonnent comme autant de questions pour l’instant sans réponse, mais auxquelles il importe de trouver une solution. Le mouvement des gilets jaunes, pour ne prendre qu’un exemple, a certainement accéléré la prise de conscience que les politiques environnementales ne pourraient pas être menées sans aider financièrement les groupes sociaux les plus en difficulté. Toutes les contradictions qui apparaissent peuvent ou bien amplifier l’éclatement du corps électoral (toutes tendances confondues), ou bien résonner comme un défi qui appelle autre chose que les recettes plutôt éculées que l’on voit défiler dans bon nombre des propositions politiques que l’on entend ces jours-ci.
L’électorat, dans son ensemble, est profondément déboussolé, et l’épidémie de COVID a accentué cette perte de repères. Mauvais nouvelle si cela provoque des replis identitaires et des politiques inspirées par la méfiance. Bonne nouvelle si c’est l’occasion de prendre conscience que la situation dans laquelle nous vivons a profondément changé et qu’il faut imaginer de nouvelles voies d’action collective.
Les chrétiens devraient être des spécialistes de la bonne nouvelle. En fait, être chrétien, aujourd’hui, en France, recouvre une diversité de points de vue au moins aussi importante que de se positionner comme « à gauche ». Actualiser l’appel du Christ dans le contexte bouleversé que nous connaissons aujourd’hui ne va pas de soi. Et les chrétiens sont profondément divisés, même au sein d’une église donnée, sur leur manière d’investir leur foi dans leur vie pratique. Bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle? Je ne vais pas répéter mes réponses : elles valent aussi pour l’actualité et la pertinence de la foi, ici et maintenant.