Comme chaque matin le réveil a sonné tôt pour elle. Le jour commence à se lever, les enfants dorment encore. Vite elle passe à la salle de bains avant de s’habiller en silence. Dans la cuisine elle rédige un petit mot que les plus grands pourront lire au réveil tandis qu’elle réchauffe un peu de café. Encore une matinée où ils seront seuls et devront se débrouiller. Elle, elle enfile un vieil anorak et descend ses quatre étages – l’ascenseur est en panne depuis des semaines et en cette période de confinement il y a encore plus de chances qu’il le reste longtemps – avant de marcher jusqu’à l’arrêt du bus. A cette heure là pas de risque de rencontrer grand monde dans les rues. Heureusement le bus est presque vide, c’est le premier du matin, elle peut s’asseoir.

Les bureaux qu’elle nettoie depuis plus de trois ans maintenant sont situés à presque une heure de chez elle. Le bus est direct, elle peut somnoler un moment pour finir sa nuit. Les bureaux ce sont ceux d’une association. Les gens sont gentils avec elle mais c’est comme s’ils ne la voyaient pas. Il faut dire que, à 9h, lorsqu’ils arrivent pour travailler elle a presque fini le ménage. Leurs bureaux sont propres, ils trouvent cela normal. Encore un coup de serpillère aux toilettes, tirer la chasse d’eau et la voilà repartie. Elle se dépêche. Elle ne peut se permettre d’arriver trop tard chez ce vieux professeur qui l’attend pour se lever et faire sa toilette. Il aurait bien voulu qu’elle vienne plus tôt le matin mais ça aurait nécessité qu’elle se lève une heure avant. Et comment faire? Les bus ne commencent pas pour elle. Impossible! Il a accepté.*

Elle se dépêche. Elle court! Elle ne peut pas prendre le risque de perdre ce travail. Le peu qu’il lui rapporte lui permet de boucler à peu près un budget déjà étriqué. Loyer, électricité, chauffage, charges d’ascenseur (même s’il ne fonctionne pas il faut bien payer!) nourriture pour les enfants et elle, quatre bouches à nourrir ! De temps à autre une paire de chaussures pour l’un ou l’autre, un jean, un pull ou un blouson. Pas des vêtements de marque, les moins chers qu’elle trouve dans une braderie près de chez elle. Jamais de cinéma, pas de vacances à la mer ou à la montagne. Parfois en été elle emmène les enfants pour un pique nique au bord de la rivière. Ils jouent dans l’eau et elle se baigne un peu avec eux; les pieds seulement en remontant sa jupe car elle n’a pas de maillot de bain, trop cher! Les enfants sont contents et elle est heureuse de les voir ainsi.

Le bus la ramène chez elle un peu après midi. Il faudra préparer le repas, les enfants sont encore trop jeunes pour s’en charger. Puis faire la vaisselle, ranger la maison, aider aux devoirs d’école qu’une bénévole aura gentiment déposés dans la boîte aux lettres, aller faire quelques courses pendant que les enfants resteront devant la télévision. Elle avait bien hésité à l’acheter mais c’est un peu sa seule distraction, un moment de détente qu’elle se permet le soir lorsque les enfants sont couchés. Pas trop longtemps parce que demain est un autre jour et qu’elle devra à nouveau se lever tôt.

Combien sont elles à courir ainsi, à mener de front deux journées, à assumer une famille et un travail, éventuellement le seul qui apporte un peu d’argent à la maison ? Parce que le couple n’a pas tenu face aux difficultés de la vie. Parce qu’elle a du quitter le domicile partagé avec un homme violent pour se mettre à l’abri, elle et les enfants. Parce que le père des enfants ne donne plus guère signe de vie et que c’est elle qui doit tout assumer.

Courir entre la maison et le travail

Et même si, heureusement, leur situation n’est pas toujours aussi difficile, elles sont cependant très nombreuses à courir entre la maison et le travail, à vite devoir rentrer après avoir fait les courses pour s’occuper des enfants, à suivre le travail scolaire tout en préparant le repas du soir ou en repassant les vêtements de la famille. On le sait les femmes consacrent près de deux fois plus de temps aux tâches domestiques que les hommes1.

La crise sanitaire actuelle nous a permis de prendre conscience ou de devoir considérer, que les métiers dits de première nécessité sont assumés majoritairement par des femmes : infirmière bien sûr mais aussi aides soignantes, aides à domicile, auxiliaires de vie, femme de ménage ou agent d’entretien, cuisinière, employée de maison, caissière, secrétaire, assistante maternelle, institutrice d’école maternelle ou primaire. Or ces métiers, souvent à temps partiel2, sont la plupart du temps très mal payés quand ils ne sont pas méprisés. Même s’il n’y a pas de sot métier quel parent conseillerait aujourd’hui à sa fille de devenir employée de maison?

Bien sûr toutes les femmes n’exercent pas dans ces domaines, il y a des femmes chercheuses, des médecins, des ingénieures, des journalistes et des directrices d’entreprises. Mais elles ne sont e ncore qu’une minorité parmi les femmes qui travaillent et elles sont également minoritaires dans ces métiers.

Après des mois pendant lesquels notre attention a été mobilisée sur la violence subie par les femmes (dont la mort chaque année de plusieurs d’entre elles sous les coups d’un conjoint violent3), par les abus qu’elles subissent plus souvent qu’on veut bien le dire4 cette crise met en évidence un autre aspect de la condition des femmes dans notre société. Il serait temps que la situation change mais elle ne changera que si nous nous mobilisons nombreuses et nombreux pour cela.

1) 3h30 pour les femmes contre environ 2h pour les hommes.

2) 85% des emplois temps partiel et 80% des emplois non qualifiés sont occupés par des femmes.

3) Entre 122 et 149 femmes tuées en 2019, une tous les trois jours!

4) Metoo a permis de dénoncer largement ces abus et de sortir cette question des sujets tabous, tus !