Les grandes questions de société ont été comme anesthésiées par l’épidémie de COVID-19. Elles passent au second plan, refont surface faiblement de temps en temps, mais ne parviennent pas à passionner les foules. Quand on pense à la virulence du mouvement des gilets jaunes, puis de la grève des transports, juste avant le début de la pandémie, on doit se frotter les yeux. Les débats sur l’urgence climatique continuent, eux aussi, mezzo-voce. Dans un autre contexte, par exemple, l’examen actuel de la loi « Climat et résilience » aurait donné lieu à bien d’autres expressions publiques.

Il faut se tourner vers des études de fond pour retrouver la sensibilité à des enjeux sociaux qui traversent et mettent en tension nos sociétés. C’est ainsi que j’ai été particulièrement stimulé par le livre collectif : Clivages politiques et inégalités sociales, Une étude de 50 démocraties (1948-2020) (sous la direction d’Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty), paru récemment au Seuil. Le propos est simple : sortons de l’étude de l’évolution des votes dans un seul pays et comparons ce qui se passe dans un large panel de pays. Or, on voit que, dans les pays riches, les évolutions sont largement similaires les unes aux autres : au-delà de tel ou tel coup tactique, de l’habileté ou de la maladresse de tel ou tel leader, les mutations sont de même nature. Cela montre que les tensions que nous vivons, à l’heure actuelle, ne sont pas des péripéties, mais qu’elles révèlent des évolutions profondes, qui sont en train de tracer des lignes de fractures majeures et assez nouvelles.

Les personnes les plus diplômées votent de plus en plus à gauche

L’affirmation essentielle du livre est que, dans la plupart des pays riches, on est passé progressivement, depuis 1948, d’une situation où les personnes les plus riches et les personnes les plus diplômées votaient à droite, tandis que celles qui cumulaient les handicaps sociaux votaient à gauche, à une situation où les plus riches continuent à voter à droite, tandis que les plus diplômés votent nettement à gauche. Dans le même temps, les catégories les moins diplômées et les moins riches se sont également séparées : les unes votant pour des partis populistes marqués à droite, les autres continuant à voter à gauche.

Cela produit, dans ces pays, un clivage au sein des forces de gauche : les plus diplômés et les plus urbains sont le cœur de l’électorat écologiste ; les moins riches sont surtout attachés à des politiques redistributives plus affirmées.

L’importance numérique de l’électorat qui a fait de longues études est une nouveauté dans l’histoire : il est le fruit de l’élévation continue du niveau de diplôme moyen et du développement de pans entiers de l’économie qui s’appuient sur des savoirs ou des productions culturelles élaborés, qui n’offrent pas forcément de hauts salaires, mais qui proposent des défis professionnels motivants et qui permettent de développer des projets qui font sens par rapport aux valeurs des personnes concernées. Par ailleurs, pour elles, la dimension internationale est un atout : une source d’échange et un espace d’action qui leur est assez facilement ouvert.

On devine, par contraste, le désarroi de personnes qui ont moins bien réussi dans la compétition scolaire et pour qui ces perspectives n’ont rien de motivant. Elles n’ont pas grand chose à attendre des préoccupations des couches sociales fortement diplômées et, pour lesdites couches sociales, la redistribution est quelque chose de correct, mais pas forcément prioritaire.

Voilà, au-delà des batailles d’égo, les difficultés énormes que rencontrent les forces politiques de gauche pour construire des plateformes communes, alors qu’elles rassemblent des populations aux attentes plutôt hétérogènes.

Quand les hauts salaires finissent par voter démocrate aux Etats-Unis

A droite, la situation n’est pas forcément plus simple. C’est surtout le patrimoine qui est un facteur clair de vote à droite. Mais les leaders populistes ne font pas forcément envie aux nantis. Lors des deux élections présidentielles de 2016 et 2020, les plus hauts salaires ont choisi de voter contre Trump. Le patrimoine accumulé a continué à pousser à voter républicain. Mais on voit que les programmes populistes ne séduisent pas forcément les partisans de l’économie libérale.

Ce qui est frappant, si on s’intéresse au cas des électeurs défavorisés qui votent pour les programmes populistes, est qu’il ne le font sans doute pas pour des raisons économiques. En général, on ne leur promet pas de nouvelles allocations. Ils le font plutôt pour des raisons identitaires : ils choisissent un leader qui réaffirme des valeurs, un mode de vie auxquels ils sont attachés et qui promet de les protéger des influences étrangères.

A propos de la redistribution

Cela montre que la question de la redistribution financière n’est pas tout. Il est évident que taxer les hauts revenus et soutenir les plus pauvres est possible et souhaitable. Mais, pour beaucoup de personnes peu diplômées, aujourd’hui, la question la plus vive est de savoir s’ils vont trouver une place dans une société où le savoir et les compétences spécialisées sont de plus en plus cruciales. On répond à cet enjeu, en général, en soutenant la formation continue. C’est un autre objectif possible et souhaitable, mais sans doute pas suffisant.

Pour beaucoup de personnes qui ont connu l’échec scolaire, penser qu’il faille en passer par un retour vers une expérience de formation est un cauchemar. Il ne suffit donc pas de redistribuer des montants financiers ou des offres de formation. Il faudrait redistribuer des places : travailler à reconstruire des projets motivants, un accès à des formes de travail accessibles pour des pans entiers de la société française. J’ai dit, à plusieurs reprises, dans ce blog, que l’évolution spontanée de l’économie conduit à éliminer progressivement les emplois moyennement qualifiés.

Sur ce point, les partis socio-démocrates ont largement failli. Ils ont, dans les faits, souvent donné la priorité aux électeurs diplômés, en élargissant leurs possibilités d’action. Les projets écologistes pourraient ouvrir une voie en réinvestissant dans des situations professionnelles moins intenses en techniques énergivores. Pour l’heure, on n’en voit pas d’exemple à grande échelle.

Au fond on retrouve un enjeu auquel s’est attelé et s’attèle encore ce qu’on appelle l’éducation populaire : former d’une manière moins scolaire, afin que les savoirs et les compétences s’acquièrent au travers d’un parcours qui est également un parcours de prise d’autonomie et de reconquête d’un projet de vie. Le travail au plus près du terrain qui est à faire, n’est pas d’aller dans les cités distribuer des tracts et discuter avec tout un chacun, mais plutôt d’accompagner la reconstruction de personnes qui se retrouvent exclues de la dynamique sociale dominante. Le protestantisme a une longue tradition d’investissement dans une telle pratique pédagogique. Il peut apporter sa pierre à ce chantier, à sa modeste mesure.

Mais pour l’heure, le minimum serait que les couches sociales diplômées se rendent compte qu’il y a un problème et que la société dite de la connaissance peut être une société bien cruelle.