Nostradamus au service de l’élection présidentielle ? On devrait commencer par là : si les sondages politiques ont tant de succès, peut-être cela s’explique-t-il par l’irrépressible désir que nous avons tous (y compris les calvinistes de la plus stricte obédience, admettons-le…), de deviner l’avenir.

« Oui, c’est sur cette croyance dans la capacité des instituts à prédire, plusieurs semaines à l’avance, le résultat des élections, que s’est fondé le succès des sondages, explique Alexandre Dézé, maître de conférences en science politique à l’Université de Montpellier et auteur de 10 leçons sur les sondages politiques (Editions De Boeck supérieur, 144 p. 12,90 €). Si George Gallup (1901-1984) a si bien réussi, c’est parce qu’il est parvenu, contre toute attente, à prévoir la réélection de Franklin D. Roosevelt en 1936, grâce aux estimations de l’institut qu’il venait juste de créer. En France, il a fallu attendre 1965 pour que l’activité sondagière décolle : en annonçant, là encore contre toute attente, la mise en ballotage du général de Gaulle, l’IFOP, créé presque trente ans plus tôt, a donné le sentiment de disposer des clés du futur. »

En souriant, notre politiste observe que c’est souvent sur des miracles que se fondent les religions. La fascination des responsables politiques, des journalistes et des électeurs potentiels pour les sondages s’appuie sur quelques exemples servant de références.
A ceci près que les prédictions des instituts ressemblent à s’y méprendre aux prédictions de l’horoscope. D’ailleurs, au Café du commerce, chacun s’en va répétant que les sondages disent n’importe quoi, tout en les consultant, tout en les commentant. Alors, comment comprendre cet engouement ?

« Le tour de force des instituts de sondage est d’avoir réussi à faire croire qu’ils étaient en mesure de représenter et même de faire parler l’opinion publique, souligne Alexandre Dézé. Mais comme l’a démontré il y a déjà près d’un demi-siècle Pierre Bourdieu, l’opinion publique produite par les sondages repose sur trois postulats discutables : l’idée selon laquelle tout le monde est en mesure d’émettre une opinion, alors que cette capacité est socialement distribuée de manière inégale, et que répondre par exemple à des questions politiques n’est pas forcément à la portée de tout le monde ; l’idée selon laquelle toutes les opinions se valent, ce qui permettrait en les agrégeant de produire une opinion moyenne, alors qu’au contraire, elles n’ont pas la même force sociale ; l’idée selon laquelle les questions posées seraient les questions que se posent les gens, alors qu’elles intéressent d’abord et surtout leurs commanditaires – partis politiques, entreprises etc. »

Une liste d’erreurs

Alexandre Dézé dresse la liste des élections françaises dont les instituts de sondages ont échoué à prédire le résultat depuis 1995. Autant le dire, elle est exhaustive. Et dans presque un cas sur deux, les instituts se sont trompés ou bien ont livré des estimations approximatives. Dès lors, on peut se demander pourquoi les médias continuent à publier ces enquêtes.

« Pour les médias, c’est un produit peu coûteux qui permet d’attirer les lecteurs, les auditeurs ou les internautes et donc de nourrir à peu de frais les contenus d’information, de scénariser la campagne électorale et même de participer à la sélection des candidats, remarque le politiste. Du côté des instituts, les enquêtes politiques leur servent surtout de fenêtre publicitaire. Elles ne représentent en effet qu’une part infime de leur chiffre d’affaires et leur permettent de faire exister leur marque. »

Est-il besoin de le préciser ? Les politiques en sont également friands. Superstitieux, soucieux de maîtriser l’opinion des électeurs en leur faveur- une ambition qui, par définition leur échappe, ils peuvent même verser dans l’obsession, comme l’a révélé l’affaire des sondages commandés par Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs entre 2007 et 2012.
Pour que cela change, il faudrait que l’économie générale de la vie médiatique et politique change, que les journaux ne se contentent pas de l’hypocrite mise en garde : « Les sondages ne sont pas une prédiction, mais une photo de l’opinion à un moment donné ». Même cette formule trahit la vérité, puisque les conditions de fabrication d’un sondage ne permettent en aucune façon de rendre compte, à la semblance d’une photo, de la réalité des opinions.

«Rompre avec l’emballement général, ramener l’activité sondagière dans le champ scientifique, comme le dit mon collègue Michel Lejeune, constituerait déjà un progrès, avance Alexandre Dézé. Quand ils sont bien faits, les sondages peuvent être utiles, voire précieux. Mais n’allons pas croire qu’ils nous annoncent les vérités du lendemain.»

Comme on demandait à Tristan Bernard ce qu’il pensait des voyantes, l’auteur dramatique répondit : « Pas grand-chose de bon ; un jour, j’allai en voir une, je frappai à la porte et elle me demanda : – qui est là ? » Peut-être aujourd’hui répondrait-elle : « c’est pour un sondage ? »