Habitant aujourd’hui à Soultz dans le Haut-Rhin, Félicia Dutray a un parcours professionnel riche et a souvent fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. La psychiatre, issue d’une famille protestante allemande, a fait ses études de médecine à Vienne et à Paris avec une spécialisation en anthropologie médicale. Dans le cadre d’un projet de recherche sur les guérisseurs chez les Sérères, un peuple d’Afrique de l’Ouest, elle est partie au Sénégal à plusieurs reprises. «J’ai découvert que la médecine occidentale est une médecine parmi d’autres et qu’il existe d’autres manières d’expliquer la maladie. Cette expérience m’a permis de continuer la médecine car je voulais arrêter. Je trouvais le système d’ici patriarcal et trop largement basé sur la science.» Elle a fait de cette rencontre avec les guérisseurs africains sa thèse de médecine.

«Mais à la fin de mes études, je me demandais comment concilier mes recherches avec la pratique purement biomédicale qui reste en vigueur en France.» Elle a trouvé sa voie en découvrant la psychiatrie transculturelle avec la psychiatre Marie-Rose Moro à l’hôpital Avicenne de Bobigny. C’est là qu’elle s’est formée pendant sept ans à l’approche de l’ethnopsychiatrie française et a réalisé des travaux de recherches. Puis, en 2007, emmenant sa famille, Félicia Dutray a poursuivi sa formation à Montréal aux côtés de deux confrères canadiens spécialisés dans ce même domaine. «J’ai découvert là-bas une autre approche qui m’a aussi ouvert l’esprit.»

«Une position presque militante»

Deux ans plus tard, elle a choisi de partir travailler en Alsace, et plus particulièrement au centre hospitalier de Rouffach, spécialisé en psychiatrie. «Puis en 2011, j’ai intégré l’équipe mobile psychiatrie précarité de Colmar, qui dépend du centre hospitalier de Rouffach.» Ce dispositif permet de faciliter l’accès à la psychiatrie aux personnes en situation de grande précarité, que ce soient les personnes qui dorment en foyer ou à la rue ou bien celles qui logent dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile. «Il fallait avoir une position presque militante pour accompagner ces populations. Je faisais partie du conseil d’administration de l’association Migrations santé Alsace, dont l’objectif est de promouvoir la santé des populations migrantes et de leurs familles et de proposer des services d’interprétariat.»

Mais, lasse du système français, elle a quitté Colmar en janvier dernier pour travailler dans une association à Lausanne, dont l’un des champs d’actions est la consultation psychothérapeutique pour migrants. «J’en avais assez de cette non-reconnaissance de l’État de la souffrance des demandeurs d’asile, des procédures qui torpillaient nos suivis psychiatriques et d’un budget réduit pour mener à bien nos actions. En Suisse et dans le canton de Vaud en particulier, même si l’accès au droit d’asile est aussi restrictif qu’en France, le gouvernement a une réelle volonté que soient proposés des soins adéquats.»

5 questions à Félicia Dutray

Vous avez signé une tribune commune parue dans Le Monde en avril 2018 concernant la politique d’accueil de la France. Que dénoncez-vous ?

Nous constatons la récurrence de la suspicion des autorités auprès des étrangers qui demandent l’asile. En France, le droit prévoit la présomption d’innocence mais ce qui se pratique est plutôt de la présomption de mensonge. Les demandeurs d’asile doivent donner des arguments tangibles, en racontant leur histoire. Pour celles et ceux qui souffrent de psychotraumatismes suite à des violences subies dans leur pays d’origine, le long de leur migration ou bien lors de leur arrivée en France, cela peut être très éprouvant. Le fait de reparler des violences peut raviver les émotions et le stress vécus lors du traumatisme. D’autres racontent leur histoire de façon très distanciée. Cela est souvent interprété comme une preuve de mensonges.

Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confrontée ?

L’accès aux soins est rendu difficile par les procédures administratives et les choix politiques. Nous, psychiatres, ne pouvons pas nous occuper de toutes les personnes qui ont besoin de consultations psychothérapeutiques. Des personnes gravement traumatisées sont déboutées du droit d’asile et n’obtiennent pas non plus de titre de séjour pour soins. On a souvent l’impression de ne pas être entendu auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides car nos certificats médicaux ne sont pas toujours pris en compte.

Vous vous êtes spécialisée dans la psychiatrie transculturelle auprès des migrants. En quoi consiste-t-elle ?

Elle reconnaît que notre appartenance à une culture aura une influence, non seulement sur notre manière de vivre et comprendre une maladie, mais aussi sur nos façons de nous faire soigner et sur le sens qu’on donne à la souffrance. Relevant à la fois de l’anthropologie et de la psychiatrie, elle permet de s’adapter aux patients. Les médecins sont de plus en plus sensibilisés à cette approche mais elle n’est pas dans la formation initiale universitaire de médecine. La médecine occidentale est encore très monolithique et reste attachée à la biomédecine.

Au sein de l’équipe mobile psychiatrie précarité de Colmar, vous avez aussi exploré l’interdisciplinarité. En quoi est-ce un plus pour les patients ?

Travailleurs sociaux, psychologues, médecins, bénévoles ont chacun des compétences propres. Or, c’est ensemble qu’on peut accompagner au mieux les personnes. Pour ma part, j’étais davantage informée des procédures et j’ai aussi eu une ouverture vers des associations comme la Cimade (association de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d’asile et aux étrangers en situation irrégulière, ndlr) et Espoir à Colmar (qui a pour objectif d’assurer un accueil, un hébergement et un accompagnement des personnes en difficulté sociale et professionnelle, ndlr). Dans cette dernière, j’étais membre du Conseil d’administration. Il existe beaucoup de préjugés sur nous, psychiatres. Du temps a été nécessaire pour que les travailleurs sociaux prennent davantage confiance dans la psychiatrie. En travaillant avec eux, cela a permis que les consultations psychothérapeutiques soient mises en place plus tôt dans l’accompagnement global des personnes.

Comment vous ressourcez-vous face à la souffrance des autres ?

Je travaille à mi-temps, ce qui me permet de me consacrer à ma famille. Je trouve important d’avoir du temps pour mes trois enfants. Dans mes loisirs, je jardine, je fais de la randonnée en montagne, je vais voir des spectacles. Je joue également de l’alto dans un orchestre et je fais de la musique de chambre. Je pratique consciemment ces activités pour pouvoir continuer à faire ce travail.