La petite fille de Zelig Bornstein est devenue Première ministre. Oh bien entendu, nulle religion ne guérit de l’incomplétude, mais le fait qu’Elisabeth Borne ait confié à la presse une photo de ses ancêtres pour se définir, un équipage de trois jeunes frères costauds, protégés par un papa protecteur que l’on devine aussi cogneur que rieur, nous fait plaisir et nous rassure : avec elle au moins, les trois couleurs de notre beau drapeau ne vont pas virer brunes.

Les commentaires politiques, depuis vendredi, se concentrent sur le nouveau ministre de l’Education nationale. Nous verrons s’il est aussi formidable que son parcours scolaire et universitaire le laisse penser, mais Pap Ndiaye a le sens du cocktail : au sujet de l’islamo-gauchisme comme de la « woke culture », il affirme les choses de façon péremptoire tout en disposant des pincées de nuances afin de ne pas verser dans la caricature. Il considère le « wokisme » comme un avatar de la pensée de Martin Luther King et le défend parce qu’il permet de « lutter pour le féminisme, pour la lutte pour la protection de l’environnement, ou l’antiracisme » ; dans un même élan, niant qu’il existe une quelconque alliance entre les extrémistes de gauche et les radicaux musulmans dans les universités Françaises, il préfère parler d’une « intersectionnalité », d’un entrecroisement de discriminations diverses contre lesquels il appelle à lutter, regrettant toutefois les sectarismes qui peuvent résulter de ce combat. Souplesse dialectique ? On aimerait manier l’humour en commentaire, mais l’heure n’est guère au « second degré », belle expression qu’inventa l’écrivain-poète André Frédérique. Alors on se contentera de faire confiance en l’avenir.

En tout cas, s’il en est un qui se révèle en politicien surdoué, c’est bien le président de la République. Alors qu’avant 2017 il n’avait jamais été élu, cet homme jeune est parvenu à se faire réélire, à trouver chaque fois qu’une crise éclate la solution du moment la plus favorable à la poursuite de sa politique, mieux encore à jouer la montre quand tout le monde le presse. Il peut même trouver quelque intérêt dans le marivaudage – les fausses confidences – que la presse a délivrées concernant Catherine Vautrin : « Voyez-vous, pourrait-il dire aux électeurs de droite, j’aurais bien voulu choisir une ancienne chiraquienne, mais mon entourage, hélas, ne me l’a pas permis. »

Repousser ses adversaires le plus loin possible du pouvoir est une opération délicate à laquelle Emmanuel Macron s’ingénie de main de maître. Sans doute son extrême intelligence tactique est-elle appuyée par une partie du corps électoral. Au fil des cinq années, passées, le président s’est constitué ce que les sondeurs appellent un socle. On peut tourner dans tous les sens les résultats du 24 avril, Emmanuel Macron a bel et bien remporté l’élection. « Vae victis !», criaient nos ancêtres les romains. Faut-il, dans ces conditions, considérer que la victoire est d’ores et déjà promise à la coalition nommée « Ensemble », le 12 et le 19 juin prochains ?

Voire… D’abord parce que le nouveau gouvernement ne reflète guère la nouveauté qu’avait déclaré faire advenir le candidat sortant, quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle. Ensuite parce que l’attention se porte sur la NUPES – quel vilain nom, qui sonne comme une maladie vénérienne ! Oh bien sûr, tout le monde, à juste titre, pointe les invraisemblances ou les incohérences du programme porté par cet attelage inédit. Brindezingue ? Souvent. Dangereux ? Peut-être même. Il n’en reste pas moins vrai que ce mouvement porte en lui quelque chose de neuf qui peut séduire les électeurs et qu’il représente la première tentative à gauche d’un rassemblement des énergies depuis, depuis, depuis… Disons depuis très longtemps. Remarquons aussi que le Rassemblement national est toujours présent. Comme d’habitude à bas bruit, stratégie qui ne lui a pas si mal réussi, le parti de Marine Le Pen dispose désormais d’un solide réseau d’élus qui lui confère une véritable force de frappe. Enfin l’abstention pourrait rebattre les cartes de la Présidentielle.

Dès lors, bien qu’on puisse penser comme probable que le chef de l’Etat bénéficie d’une majorité stable à l’issue du scrutin de juin, ce n’est pas un chemin parsemé de roses qui s’ouvre à lui. Consultés par nos soins, les politologues appellent à relativiser les facteurs de crise intérieure, et soulignent que la guerre en Ukraine demeure le plus grave menace qui plane sur notre pays. Certes. Mais si la bataille politique, ainsi que l’affirme si souvent Stéphane Rozès, se situe non pas sur le terrain de l’économie, pas même sur le terrain social, mais dans le domaine puissant de notre imaginaire, alors, on peut craindre que le nouveau gouvernement rencontre sur sa route une opposition beaucoup plus virulente.

En lisant l’excellent ouvrage de Jean-Baptiste Forray, « Au cœur du grand déclassement » (Le Cerf, 296 p. 20 e), qui dépeint le démantèlement des usines Peugeot à Sochaux sous la pression d’un capitalisme plus financier qu’entrepreneurial, on comprend qu’une part importante de nos concitoyens souhaite avant tout que la France se réapproprie son destin. La lecture du remarquable journal du Brexit de Michel Barnier, « La Grande illusion » (Folio, 620 p. 10,40 €), qui repose évidemment sur des convictions tout à fait différentes de celles des eurosceptiques, achève de nous en convaincre.

On vous entend déjà dire à quel point nous sommes ancrés dans l’Union européenne, à quel point l’idée d’un retour en arrière est non seulement ridicule, régressive, mais encore irréalisable. Et c’est juste. Il faudra pourtant bien donner quelques réponses à ceux des électeurs, parmi lesquels on compte un nombre croissant de protestants, qui veulent reprendre le contrôle de leur vie collective. A l’occasion de son premier déplacement officiel, Elisabeth Borne a promis de dire aux Français la vérité. L’heure est venue.