Mais ce n’est pas dans la presse grand public que l’on trouvera une analyse précise des raisons de cette réévaluation. Pour elle, il importe surtout de susciter quelques frissons d’épouvante chez les lecteurs, ce qui est bien propre à les attirer en nombre. Mais l’examen critique ou un effort pédagogique sont, semble-t-il, moins vendeurs. C’est là le signe d’une première difficulté sur laquelle les sociétés contemporaines butent : la diffusion du savoir y est lacunaire et cela engendre un scepticisme généralisé.

Il est contre-productif de « lancer » des chiffres aussi hasardeux

Cette nouvelle étude multiplie par deux le nombre de morts attribuables à la pollution atmosphérique. Lancé de cette manière, le chiffre fait perdre tout repère. On a l’impression, en partie justifiée, que, finalement, personne n’en sait rien, si on est capable de changer d’estimation de manière aussi radicale en aussi peu de temps.

Pour ma part, je suis allé voir la publication qui est consultable en ligne. La difficulté, dont elle fait état, est de disposer de cohortes de suivi des personnes dans diverses régions du globe. Ici la mise à disposition de nouvelles cohortes, notamment en Chine, a conduit à faire de nouveaux calculs. Mais une fois cela dit, j’avoue que cette étude suscite ma perplexité. J’ai manié le genre d’outils quelle utilise, dans mon activité de chercheur : on prend un résultat (en l’occurrence les accidents de santé en fonction de l’âge) et on essaye de lui attribuer toute une série de causes possibles. Le logiciel permet de distinguer certaines causes comme plus adaptées aux résultats observés que les autres. Il permet de pondérer l’effet probable de chacune des causes, toutes choses égales par ailleurs. Mais les résultats, je le sais d’expérience, sont sensibles à la liste des causes que l’on prend en compte. Dans l’étude présentée, l’échelle géographique des cohortes (pour autant que je l’ai compris) est souvent un pays entier, ce qui est bien grossier. Et on ne prend pas en compte des variables comme le niveau d’éducation dont on sait qu’il a un impact majeur sur la santé. On s’emploie simplement à comparer des causes connues, comme le tabagisme ou l’alcoolisme et la pollution atmosphérique. Avec des hypothèses aussi lâches on peut, effectivement, s’attendre à des résultats qui varient du simple au double. On peut se demander, par exemple, si l’ajout du cas de la Chine, pays où la pollution atmosphérique est importante, mais où, en même temps, la prise en charge sanitaire n’est pas au même niveau qu’en Europe, n’a pas suffi à déséquilibrer le modèle.

Finalement ce genre de travail est contre-productif pour le débat public. Et on a, d’ailleurs, l’impression que les auteurs de l’article sont surtout contents de pouvoir faire le buzz en annonçant un chiffre multiplié par deux. Cela jette le trouble sur la réalité du problème. Car il existe, pendant le même temps, des études sérieuses et précises qui ont essayé de regarder les choses en détail et qui montrent que l’effet est grave et avéré, même si on n’en connaît pas l’ampleur exacte.

Une pollution bien plus étalée qu’on ne l’imagine

Ces études mettent, d’ailleurs, en avant des réalités en partie contre-intuitives. La carte ci-dessous montre la répartition de la pollution aux particules fines sur le territoire français.

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On voit bien ressortir quelques grandes agglomérations. Mais, pour le reste, la carte est assez surprenante. La pollution est plus répartie qu’on ne l’imagine spontanément. La circulation de l’air joue manifestement un rôle : les zones de montagne sont protégées ; le couloir rhodanien semble être un véhicule de premier choix ; etc.

C’est là une autre difficulté de la prise en compte de cette réalité dans le débat public : elle est d’une complexité vite décourageante. J’ai consulté un support de cours sur la pollution atmosphérique. Il mentionne au moins 30 types d’émanations toxiques et, pour chaque type de polluant, les sources sont diverses. Pour ce qui concerne les particules fines, qui sont sur le devant de la scène, en ce moment, les sources se répartissent à peu près en quatre quarts : industrie manufacturière, chauffage des bâtiments, agriculture et transport routier. On peut être étonné que le transport routier ne soit, en l’occurrence, que l’un des quatre facteurs en cause.

On peut aussi se demander si, localement, certaines causes ne sont pas plus importantes que les autres. On se doute qu’au bord du boulevard périphérique parisien, par exemple, le rôle du transport routier va être prépondérant. C’est vrai, mais en partie seulement. C’est là une des autres surprises de ce que l’on peut découvrir dans les études : une partie importante de la pollution des grandes agglomérations vient d’ailleurs. Là on rentre dans des outils de mesure extrêmement complexes, mais une étude reposant sur une instrumentation lourde a montré que même au bord du périphérique, 40 % des particules fines viennent de l’extérieur de l’Ile-de-France. Et si on considère un site dans Paris, un peu à l’écart des grands axes routiers, ce sont les deux-tiers des particules fines qui viennent de l’extérieur de l’Ile-de-France. C’est ce qui explique la carte ci-dessus qui montre que la pollution s’étale bien plus qu’on ne l’imagine.

Un problème d’une échelle bien plus vaste qu’on le suppose et une « solidarité forcée » avec les choix d’autres acteurs, loin de nous

Il n’en reste pas moins que cette pollution est dangereuse. On peut consulter le document assez pédagogique de Santé Publique France si on veut en prendre la mesure.
Mais, et on touche là à une autre difficulté de l’action publique aujourd’hui, comment passer du savoir à l’action ?

Aujourd’hui ce sont les communes des grands centres urbains qui prennent des mesures pour limiter la circulation automobile. C’est utile, mais ce que nous venons de dire montre que c’est insuffisant : les grandes agglomérations se polluent elles-mêmes, mais elles polluent aussi les autres et sont polluées par les autres. Les journées sans voiture, limitées à la petite couronne parisienne, font de l’effet, mais elle n’agissent que sur une part du phénomène.

En fait, nous sommes dépendants, tous, que nous le voulions ou non, de la manière dont se chauffent les autres, des engrais répandus sur les sols agricoles, de la manière dont les industries filtrent leurs déchets et de l’usage des moyens de transport, très très loin de notre domicile. L’action à envisager est multi-niveaux : local, régional, national, européen ; et multi-secteurs puisque plusieurs types d’activités sont impliqués.

On peut se laver les mains d’enjeux aussi complexes et qui impliquent des acteurs aussi éloignés de nous. De fait, en terme d’éthique, cela renvoie à une situation particulière où nous ne sommes pas maîtres du jeu mais où, à l’inverse, une inaction de notre part aura des conséquences néfastes directes pour nous-mêmes. Si nous nous empoisonnons les uns les autres, nous ferons tous partie des empoisonnés.

Agir en dehors de notre zone de confort : le paradigme de l’exil

Cette situation : non maîtrise, d’un côté, mais conséquences pour nous-mêmes, de l’autre, concerne, en fait beaucoup d’enjeux de sociétés contemporains. C’est en cela, répétons-le, que la pollution atmosphérique représente un cas d’école. Comment l’aborder ?

Dans ce genre de cas, je suis souvent inspiré par la manière dont le prophète Jérémie a reformulé la foi dans la situation particulière d’exil que connaissaient les juifs. Quand ils étaient sur leur territoire, en Judée, les juifs étaient maîtres du jeu et pouvaient construire la société à leur guise. Et, spontanément, nous sommes portés à concevoir l’éthique à partir de ce modèle. En exil, à l’inverse, beaucoup de choses leur échappent. Ils n’ont pas accès aux cercles du pouvoir et la société babylonienne va, semble-t-il, de l’avant sans s’occuper d’eux. On voit que cet état des choses correspond bien mieux à la configuration que j’ai décrite dans ce post.

Or Jérémie ne décrit pas cette situation comme une perte. Il considère même que la fraction du peuple d’Israël qui est partie en exil est plus fidèle à sa vocation que la fraction qui est restée sur place (c’est la parabole des deux paniers de figues, Jr 24). L’idée sous-jacente est que la proximité du pouvoir ne donne pas que de bonnes idées. Cela crée une distorsion de la perspective. On le voit aujourd’hui où les différents pouvoirs ne cessent d’être soumis à la pression de lobbies divers et tendent à s’absorber dans des stratégies où la préservation de son pouvoir est un but en lui-même. Donc, les juifs légèrement décalés, qui voient les choses avec un peu de distance, en exil, comprennent mieux le projet de Dieu que ceux qui sont restés à Jérusalem et qui s’enferment dans leurs petites combines de pouvoir.

Mais alors, quelle éthique définir dans cette situation de décalage ? Jérémie le dit dans une lettre qu’il écrit aux exilés, à Babylone : « travaillez au juste fonctionnement de la société où je vous ai placé, car de son juste fonctionnement dépend le vôtre » (Jr 29.7). Je traduis le mot « paix » du texte hébreux par « juste fonctionnement ». En français le mot paix a une acception beaucoup plus étroite qu’en hébreux (où il inclut la justice, le bien-être, l’harmonie sociale, etc.). On lit bien : « travaillez à » et non pas « produisez ». Il n’est pas question pour les juifs en exil de prendre le pouvoir, mais de « contribuer à » en mettant à profit leur regard latéral particulier.

Pour revenir à la pollution atmosphérique, nous éprouvons un double exil.

  • D’abord nous nous sentons perdus face à la complexité des questions évoquées. Mais si nous refusons de baisser les bras comme cette « éthique de l’exil » nous y encourage, cela suppose d’aller explorer ces territoires cognitifs que nous maîtrisons mal, pour faire un effort de compréhension et de ne pas nous contenter de voir défiler des chiffres dans la presse, en poussant des cris d’horreur.
  • Ensuite nous voyons que l’action locale ne suffit pas. Mais, pour autant, cette action locale est une occasion d’apprentissage qui nous rend pertinents pour interpeller ensuite les pouvoirs d’un autre niveau. Nous pouvons « contribuer à », à notre mesure, et c’est là l’essentiel.

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