Chaque année depuis 18 ans, l’ANACT (agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) propose une semaine pour réfléchir non seulement au cadre du travail en entreprise (aménagements, temps de travail…) mais aussi aux évolutions des pratiques qui améliorent ce que l’on appelle aujourd’hui « l’expérience collaborateur ». Car si les entreprises ont à cœur de faire du profit, elles ont intégré depuis longtemps que l’attention portée aux collaborateurs était une condition de réussite collective.

L’édition 2021 de la semaine de la QVT avait pour thème « Travailler ensemble ». Un sujet pas si anodin lorsque l’on sait que le travail seul chez soi a été le lot commun de nombre de salariés, en particulier dans le secteur tertiaire. A l’heure où le télétravail à 100% n’est plus obligatoire, les employeurs négocient à présent les conditions de retour sur site de leurs salariés. Le télétravail en est désormais une composante incontournable. Or, s’il fut le Graal espéré par beaucoup, il a aussi révélé ses limites.

J’ai eu l’occasion d’intervenir dans plusieurs entreprises au cours de cette semaine, et j’ai écouté les arguments pour et contre le télétravail de ceux qui l’ont vécu de près. Petit exposé des thèses qui s’affrontent…

Les « pour » :

  • Le télétravail fait gagner du temps de transport, particulièrement en région parisienne. C’est sans doute sa première vertu : permettre au salarié de s’éviter de longues heures dans le train, la voiture ou le bus. Quand on travaille chez soi, on est déjà sur place ! Il s’ensuit moins de fatigue et moins de stress.
  • En télétravail on est plus efficace. Le bruit et les dérangements sont une grosse source de distraction et de perturbation dans une journée de travail. Quand il est au bureau, un salarié français est dérangé environ toutes les 12 minutes (téléphone, mail, irruptions, notifications…). Difficile, dans ces conditions, de travailler attentivement sur une période soutenue. En télétravail, il est plus facile de se déconnecter quand on a besoin de se concentrer, personne ne va venir vous taper sur l’épaule.
  • On travaille dans l’environnement que l’on préfère. Évidemment, chez soi on a le cadre que l’on apprécie le plus, la possibilité de s’installer où l’on veut, de déjeuner correctement – éventuellement dans son jardin ou sur son balcon… Un café à 10h ou un thé à 16h ponctuent la journée sans trop déranger. Et, avouons-le, étendre son linge entre deux visioconférences ou ouvrir au facteur se fait quasiment en temps masqué…
  • Le télétravail est une marque de confiance. Il montre que l’entreprise, le manager, accordent au collaborateur la responsabilité et l’autonomie suffisantes pour se gérer seul. Cette latitude au travail est fortement appréciée par les salariés qui y voient un fort facteur de reconnaissance et de motivation.
  • En conséquence de quoi, le travail est parfois décorrélé des horaires de travail. Chaque salarié est plutôt envisagé comme un chef de ses propres projets. Il se gère, organise et priorise ses missions. Ce qui importe, c’est le résultat, pas forcément le temps qu’il y passe où la manière dont il s’y prend.

 

Les « contre » :

Pour tout dire, chacun de ses arguments a ses travers, voire des inconvénients supplémentaires qui se sont révélés lors de cette longue pratique du télétravail exclusif.

  • En télétravail, la frontière entre vie professionnelle et vie privée est ténue. Puisque l’on se gère comme on veut, on peut être tenté de travailler un peu tout le temps – ou même de s’y remettre en soirée « pour s’avancer ». D’ailleurs les collègues ou supérieurs font pareil : ils envoient des mails à n’importe quelle heure… En conséquence de quoi, on a pu observer que les salariés français ont beaucoup, voire énormément télétravaillé – y compris pour développer les méthodes et process pour s’adapter rapidement à une situation inédite.
    Et, à ce titre, on a pu constater que les temps de transport pouvaient présenter un avantage : ils matérialisent une frontière dans l’espace entre ces deux temps de vie. Ils offrent aussi une sorte de « sas » avant et après le travail – et en particulier le soir pour prendre le temps de décompresser et de passer à la suite. On « rentre chez soi ». Toute chose qui est plus difficile à faire quand il y a seulement un mètre entre son poste de travail et son salon…
  • Les dérangements existent aussi quand on ne télétravaille pas seul. Dans un couple, il est désormais fréquent que les deux télétravaillent, et parfois le même jour. Nos appartements ou nos maisons sont rarement aussi bien équipés que le bureau, s’isoler totalement s’y avère impossible. Il faut donc composer, lors des appels téléphoniques ou des visio, avec la tondeuse du voisin, le bébé qui pleure ou le conjoint qui est également en call… On devient parfois agressif avec ses propres enfants, sommés de se taire ou de rester dans leur chambre. Et on ne parle même pas des livreurs perdus, qui veulent absolument déposer le colis du voisin chez vous…
  • En télétravail, les interactions entre collègues sont réduites au minimum. Même si la visioconférence permet de garder le contact pour avancer ensemble, ça n’est pas le même type de relation qui s’installe. Il y a moins de naturel, moins de spontanéité, sans compter la fatigue de devoir passer des heures devant un écran. On est moins créatifs. Nous sommes des êtres sociaux et nous co-créons à plusieurs. Le télétravail ne favorise pas du tout l’intelligence collective.
    On se prive aussi de tous ces petits moments sociaux, qui permettaient de résoudre des problèmes mineurs à la machine à café, ou de renforcer des liens à la cantine. La convivialité au travail a aussi des effets sur la réussite des équipes.
  • Il y a un risque de devenir invisible. Avec moins de contacts visuels, moins de temps de partage en commun sur ce que l‘on fait, à terme on ne sait plus bien qui fait quoi – ni à quoi ça sert vraiment… Loin de son « chef », on peut avoir la sensation qu’il nous a oublié, ou qu’il pense qu’on ne sert à rien. Le magazine Les Échos a révélé dans un article récent que de plus en plus de salariés manifestaient un syndrome de l’imposteur, la conscience que leur existence au travail était totalement illégitime. Cette tendance réveille des peurs : si mon travail peut être accompli sans que personne ne s’en rende compte, peut-être pourrais-je être bientôt licencié, ou remplacé par n’importe quel autre salarié – ou mon poste pourrait tout à fait être délocalisé ?
  • Le télétravail à 100% a révélé chez certains le syndrome de la cabane, la difficulté à sortir de chez soi. Les psychologues ont constaté que de nombreux salariés se trouvent bien chez eux : à l’abri d’un virus toujours présent et potentiellement contaminant dans les lieux clos et collectifs, en sécurité, loin d’un chef qui les harcèle ou d’un collègue qui les critique. Ils n’ont plus du tout envie de retourner se confronter aux autres. Les « cabanistes » ne veulent plus travailler que seul, et à distance de toute contrainte.
  • Le télétravail a amené les entreprises à revoir leur politique immobilière, avec l’objectif d’alléger leurs frais généraux. Il faut désormais moins de surface, et les bureaux deviennent plus impersonnels. Le poste de travail est en train de remplacer la notion de bureau attitré (même en open-space). Désormais certains réservent leur place avant d’aller travailler, ou s’installent là où il y en a. Des TPE ou des start-ups ont même rendu leurs bureaux dédiés, pour réserver des blocs ou des tables dans des espaces de co-working bien équipés, partagés avec plusieurs autres entreprises. Quand le bureau, ça n’est plus ma boîte, l’entreprise devient réellement virtuelle.

Que l’on soit pour ou contre, il est indéniable qu’i va falloir désormais compter avec cette flexibilité que présente le télétravail. Toutefois, il commence à faire l’objet de régulations, non pas tellement sur le plan réglementaire – la loi encadre précisément cette pratique – mais davantage dans la relation et l’efficacité pour les salariés. Un mix travail en présentiel/télétravail se dessine de plus en plus, avec des bonnes pratiques et la restauration de la convivialité, pour retrouver le plaisir de travailler ensemble.