Rouges et noirs, les oriflammes donnaient aux toits de zinc des airs de voiliers. Paris s’éveillait dans une révolution fauve, ardente, mais sensuelle plus que violente. Il était Mai 68 à l’horloge des jeunes, tout carillonnait de slogans, d’amour et de pavés. Tout était politique aussi. Bien malin, dans ce tohu-bohu, qui pouvait démêler le vrai du faux, l’imaginaire du réel.

C’est pourquoi le nouveau livre de Philippe Buton nous éclaire. Au propre comme au figuré, son Histoire du gauchisme (Perrin 560 p. 26 euros) fait revivre un monde lointain, structuré par une certaine conception de la Cité, la philosophie, la confrontation des idées, la geste collective.

« Il faut distinguer le gauchisme politique et le gauchisme culturel, nous explique d’emblée Philippe Buton, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Reims. Quand celui-là regroupait les mouvements, les partis, celui-ci désignait des réflexes, une sensibilité, une attitude générale d’une génération. D’un côté, l’extrême gauche engagée dans le combat politique, de l’autre, des dizaines de milliers personnes pour qui comptait d’abord une atmosphère de contestation, la musique des mots. Le terme de gauchisme traduit donc bien le décalage entre la parole politique officielle et les motivations réelles de ceux qui la portaient.»

Pour nombre de nos contemporains, le gauchisme politique demeure une forêt complexe. Autrefois, quatre grandes familles le constituaient : les anarchistes, les trotskistes, les maoïstes, enfin les « divers », ainsi qu’avec pragmatisme les historiens les ont baptisés. « Les anarchistes correspondaient à une vieille tradition balayée par le marxisme et le communisme, rappelle Philippe Buton. Marx avait réussi à faire croire qu’ils étaient des utopistes tandis que lui prétendait faire preuve de rigueur scientifique ; la victoire du communisme en Union soviétique avait rangé les anarchistes parmi les vaincus de l’Histoire. Au lendemain de Mai 68, ils ont joué un rôle, mais ils n’étaient quand même pas très sérieux; d’ailleurs, les rapports de Renseignements Généraux les présentaient comme de doux rêveurs sympathiques.»

Il n’en allait pas de même des trotskistes. Organisés de façon rigoureuse, projetés vers la conquête du pouvoir, ils se divisaient eux-mêmes en deux clans : d’une part les orthodoxes, très ombrageux, Lambertistes – ainsi nommés par référence à Pierre Boussel dit Pierre Lambert, un groupe auquel appartint jadis Lionel Jospin– qui se trouvaient dans le parti Lutte Ouvrière. D’autre part la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui tenait compte de l’évolution des mentalités. « Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd, qui étaient ses chefs, passaient des compromis entre l’esprit libertaire et l’ambition révolutionnaire, note Philippe Buton. Au début des années soixante-dix, ils reprenaient à leur compte les revendications féministes, alors que les autres campaient sur une tradition très machiste. »

Le troisième courant était les maoïstes, qui voulaient appliquer à la France qui se passait en Chine. Mais Philippe Buton fait remarquer que leur « modèle chinois » relevait plus d’une Chine fantasmée que réelle, d’où le gouffre dans lequel la Gauche Prolétarienne, dirigée par Benny Lévy, allait finir par plonger. La quatrième famille enfin rassemblait des groupuscules, des marginaux, mais aussi le seul grand parti gauchiste : le Parti Socialiste Unifié, dirigé jusqu’en 1974 par Michel Rocard. « On y trouvait de vrais gauchistes révolutionnaires, mais aussi des sociaux démocrates et des militants de sensibilité chrétienne, souligne encore Philippe Buton. Ce mouvement fut un laboratoire essentiel. »

Une question vient aux lèvres à chaque fois que l’on se penche sur cette époque : pour quelles raisons ces mouvements révolutionnaires ne sont-ils jamais passés à l’acte, comme l’ont fait les groupes d’extrême gauche en Italie et en Allemagne ? Certes, on n’oublie pas que le groupe Action directe a perpétré des attentats. Mais force est de constater que ses crimes ont été l’exception d’une règle : en France, l’extrême gauche aspirait à la violence politique mais n’y tombait jamais complètement. Philippe Buton identifie trois facteurs d’explication. Tout d’abord, ce qu’il appelle « l’éclatement de la bulle imaginaire ». Vivant leur engagement comme un spectacle, un théâtre, les militants gauchistes se référaient aux Communards, aux Bolcheviks, aux communistes chinois, mais cette identification agissait comme une tunique de songes. « Au moment d’accomplir l’irréparable, la bulle imaginaire se fracture, écrit l’historien. C’est le retour au réel. » Au passage, Philippe Buton fait un sort à une légende suivant laquelle la présence tutélaire de Jean-Paul Sartre aurait calmé les esprits, démontrant que les paroles du philosophe étaient bien plus radicales que celles des dirigeants d’extrême gauche.

Le deuxième élément, trop peu souligné, tient à la nature de notre État. Outre qu’il était aberrant de présenter Charles de Gaulle et ses successeurs comme les disciples d’Hitler et Mussolini, la culture républicaine avait eu tout le temps, depuis 1870, d’imprégner les esprits, tandis qu’en Italie et en Allemagne, le fascisme et le nazisme en avait freiné le déploiement. Symbole de cet ancrage républicain, le ministère de l’Intérieur a frappé avec une égale sévérité les mouvements d’extrême gauche et les groupes d’extrême droite- ce qui ne fut pas le cas de l’autre côté des Alpes ou même du Rhin.

Le dernier facteur est émouvant: nombre de dirigeants d’extrême gauche étant juifs, profondément marqués par la Shoah, ils ne pouvaient se résoudre à pratiquer des actions politiques criminelles. Au lendemain de l’assassinat des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich, en 1972, ils ont été confrontés à la résurgence d’un antisémitisme virulent – masqué sous le vocable « d’antisionisme ». Dès lors, la majorité d’entre eux ont suivi d’autres chemins, faisant le choix de la réforme plutôt que de la révolution.

Que reste-t-il de ces amours? On sait que l’écologie devint, de façon progressive, le champs d’action des mouvements d’extrême gauche, tandis que, par le « canal anti-israélien », certains gauchistes ont rejoint les luttes portés par l’Islam politique. Il faut pourtant se méfier des raccourcis. « On peut peut dire que l’écologie politique provient du gauchisme à condition de préciser qu’il s’agit du gauchisme culturel, analyse Philippe Buton. En effet, la volonté de « changer la vie » se révolte aussi contre le gauchisme politique, lequel, avant tout marxiste, est mobilisé par une vision prométhéenne de l’Homme. En revanche, hors-mis l’anticapitalisme , tout oppose ce que l’on appelle usuellement l’islamo-gauchisme ou l’idéologie décolonialiste d’une part et le gauchisme de l’autre. Non seulement parce que le gauchisme culturel est basé sur une aspiration à la joie de vivre, à la liberté ( et non à la mortification, à la culpabilisation permanente, à la concurrence mémorielle) mais parce que le radicalisme islamiste ou la « woke-culture » se caractérisent par une méconnaissance abyssale de la réalité historique. »

En notre cœur nous conservons la jeunesse d’autrefois. Perchée sur les toits de nos villes, marchant sur les sentiers de nos campagnes, toute fragile bien sûr, elle flotte au soleil de ses lubies, de ses errances, mais aussi gonflée des voiles d’une belle espérance.