On ne sort pas d’un conflit armé du jour au lendemain. Les rapports de force qui ont prévalu pendant une guerre se perpétuent, s’atténuent peut-être progressivement, mais subsistent au moins pendant un temps. Et beaucoup de ceux qui n’ont, pourtant, pas été blessés physiquement sont atteints au fond d’eux-mêmes. Certains sont hantés par le souvenir de scènes qu’ils ont vécues. Mais, pour tout le monde, sortir de la guerre dans sa tête n’a rien d’évident.

Dans le livre de l’Exode, souvenons-nous en, lorsque les juifs sont sortis d’Égypte, ils ne sont pas pour autant libres. La domination qu’ils ont subie pendant des années ne s’efface pas instantanément. A la première difficulté qu’ils rencontrent, ils sont démunis. Ils se tournent vers Moïse et Aaron et se plaignent : « Ah ! si nous étions morts de la main du Seigneur, au pays d’Égypte, quand nous étions assis près du chaudron de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette assemblée ! » (Ex 16.3).

Beaucoup de personnes sont en difficulté, suite à un conflit : difficultés matérielles pour ceux qui ont été chassés de chez eux ; difficultés psychologiques (on ose, désormais, en parler de plus en plus) ; difficultés physiques pour ceux qui ont été blessés. Et tout cela se réfracte, également, dans le champ religieux.

Possession et pouvoir

Voici une histoire qui m’a été rapportée, que je trouve exemplaire par bien des côtés. Suite à la fin de la guerre civile, dans certaines régions de Colombie, des organisations travaillent au déminage de zones truffées de mines anti-personnel. Or, arrivant dans une zone, une des femmes travaillant à ce déminage se trouve soudain possédée par l’esprit d’un guérillero. Elle se met à parler avec une voix grave et enjoint au groupe d’interrompre cette opération. On imagine l’impression profonde que cet événement produit sur le groupe qui fait demi-tour et renonce au déminage dans cette région. La femme, elle-même, ne se remet pas si facilement et elle doit être prise en charge, à plusieurs reprises, par un prêtre exorciste. En attendant, la question se pose de savoir comment reprendre cette opération de déminage.

Vue d’Europe, une telle histoire peut sembler venir d’un autre monde. En réalité, elle n’est pas si difficile à comprendre. Les religions traditionnelles d’Amérique du Sud étaient structurées autour du chamanisme. Et il y a une équivalence, dans le chamanisme, entre « esprit » et pouvoir. Tout esprit accueilli par un chaman lui confère un pouvoir (Mircea Eliade le souligne dans son ouvrage, devenu un classique : Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase). Et toute la hiérarchie sociale de ces pays était explicitée et légitimée par une cosmologie construite autour du chamanisme (le Musée de l’or, à Bogotá, par exemple, donne des détails sur cette forme, en fait assez classique de légitimation). Il est donc logique, avec un tel fond religieux, qu’un rapport de pouvoir se manifeste par un esprit dominateur.

A vrai dire, ce type d’observation a été fait à plusieurs reprises par des ethnologues, dans des aires culturelles diverses. Souvent, des personnes sont possédées par l’esprit des groupes dominants. En situation coloniale, certains autochtones se mettent à parler, à leur corps défendant, la langue des colons. Dans des sociétés marquées par des rapports de classe très inégalitaires, des gens du peuple parlent d’un coup comme l’aristocratie, en usant d’un niveau de langage qui leur est étranger, en temps normal. En clair, il y a un rapport entre « être sous la coupe de quelqu’un » et « être possédé par son esprit ». Dans les évangiles, où le peuple Juif est colonisé par les Romains, plusieurs scènes de possession (pas toutes) évoquent très directement une telle situation. Une femme est courbée par un esprit et ne parvient pas à se redresser (Lc 13.10-17). Une fois libérée elle se tient droite. On pense également au forcené de la Décapole qui est possédé par « légion » (Mt 8, Mc 5, Lc 8). On remarquera, également, que les trois tentations que le Diable adresse à Jésus visent toutes à lui conférer un pouvoir.

Et le phénomène existe toujours chez nous, même si nous ne l’appelons pas du même nom. Bourdieu parlait, pour sa part, « d’intériorisation de la domination » : le dominé endosse les habits de la soumission et se convainc qu’il a une moins grande valeur que le dominant. La dynamique est tout à fait semblable.

Déminage matériel et déminage symbolique

On comprend alors que ces opérations de déminages ne sont pas anodines. La position des mines représentait une forteresse, au moment où la guerre faisait rage. On ne renonce pas si facilement à quelque chose qu’on a élaboré longuement, qui était à la fois un risque pour ceux qui tentaient une intrusion et une protection pour ceux qui cherchaient à les éviter. Il ne suffit pas de signer un accord sur un bout de papier pour que la méfiance et, surtout, les divergences d’intérêt s’envolent d’un seul coup.

De fait, les équipes qui viennent déminer passent de longs moments à discuter avec les populations autochtones, d’une part parce que c’est elles, en général, qui ont la meilleure connaissance des zones minées et d’autre part pour prendre le temps de convaincre que ce déminage n’est pas un coup tordu. Souvent, d’ailleurs, ce sont les femmes à qui on accorde le plus de confiance : elles ne sont pas soupçonnées d’intentions malveillantes en demandant où se situent les mines.

Les inégalités sociales, la difficulté d’accéder aux terres pour les paysans, sont toujours présentes. Certains ne sont donc prêts à déposer les armes que jusqu’à un certain point. Et les rapports sociaux restent minés. Par ailleurs, les chefs de guerre, qui ont subjugué des groupes locaux ou des bandes armées, gardent une partie de leur aura.

Et voilà comment tout ceci refait surface dans le champ religieux. Les déminages à opérer ne sont pas seulement matériels. Il faut aussi construire des accords. Il faut, aussi, sortir des rapports de dépendance personnelle qui fleurissent quand les bandes armées sillonnent un territoire. Qui possède qui ? Qui subjugue qui ? Qui dépend de qui ? Ce sont de grandes questions.

Pour revenir au contexte des évangiles, il est en tout cas frappant de voir que pratiquement toutes les personnes libérées d’une possession commencent une nouvelle vie sociale. Elles prennent ou reprennent leur place dans le cercle des échanges ordinaires. Des portes s’ouvrent à nouveau. Je vois plus qu’un parallélisme entre une lecture religieuse qui parle de possession et une lecture empirique qui trace les rapports de domination et leur intériorisation. Pour moi ce sont des équivalents : deux manières différentes de parler de la manière dont les rapports de pouvoir peuvent devenir chair de notre chair, nous obséder et restreindre nos possibilités de vie au-delà de toute mesure.

Découvrez d’autres contenus sur le blog Tendances, Espérance