Que seraient nos paroisses, nos associations, nos Fraternités de la Mission populaire sans les retraités ? Le monde associatif et politique tient, vit, fait respirer la société parce que des millions de personnes donnent de leur temps une fois à la retraite.

A entendre le gouvernement, la logique serait de retarder l’âge de la retraite : on est en meilleur santé à 60 ans, alors il faudrait travailler jusqu’au moment où on l’est moins. Sans même parler de ce petit avant-goût de Royaume, cette madeleine du paradis, qui serait d’enfin profiter de la vie sans travailler – et bien profiter et non survivre -, ne voulons-nous pas des présidents, des trésoriers, des bénévoles du soutien scolaire ou des cours de français vifs, rigolards, mobiles ? En bonne santé intellectuelle et physique ?

Nous les voulons aussi comme cela car nous avons besoin de les voir décliner. Nous avons besoin d’apprendre de ce moment de l’âge où l’on va petit à petit moins entendre, marcher moins vite, parfois être plus irascible et même faire des colères et des bouderies d’enfant. Cela nous apprend nos propres faiblesses, nos propres limites à un âge où les nécessaires conseils de santé publique rejoignent de manière pernicieuses les injonctions à l’efficacité physique permanente. Une leçon nécessaire dans une période cruciale où c’est toutes nos sociétés qui doivent apprendre à décliner, à décroître, à ralentir pour éviter la catastrophe écologique.

Les moyens de vivre

Mais nous avons besoin de retraités qui ont les moyens de vivre. Dans mon premier poste à la Mission populaire – La Maison Verte dans le 18e – en 2006, j’avais été frappé du nombre de retraités sans le sous qui venaient aux distributions gratuites de vêtements. Le développement du système actuel par répartition a permis de faire passer le taux de pauvreté des retraités de 35 % en 1971 à moins de 10 % en 2004. Il est remonté depuis. C’est un comble à un moment où l’on sait que le coût du quatrième âge, de la dépendance est de plus en plus important : ce qu’on enlève aux retraités dans leur pension, les pouvoirs publics devront de toutes façons le payer autrement.

C’est une douleur, une situation vécue comme une atteinte à la dignité pour des personnes âgées de devoir dépendre des restos du cœur ou de distributions de vêtements après toute une vie de travail. De ne pas pouvoir faire de cadeaux à ses petits enfants à Noël ou de devoir économiser sur ses dépenses vitales pour le faire.

J’aime beaucoup le surprenant refus de l’épargne par Jacques Ellul dans L’homme et l’argent. Pour lui, mettre de l’argent de côté est une manière de préempter l’avenir qui appartient à Dieu. Nous devons dépendre de Dieu pour notre avenir et non de nos propres œuvres. La retraite à point comme la retraite par répartition à l’aune de cette cette critique ne sont-elles pas des rétrécissements égoïstes qui nous font compter ce que nous mettons de côté au détriment d’une dépendance plus large ? D’une dépendance de ceux qui travaillent, de la solidarité de la société ?

Conjuguer dépendance et dignité

Nul ne peut dire avec certitude dans quelle mesure Dieu agit directement dans ce monde. Mais il est sûr qu’il agit beaucoup par notre intermédiaire : par la façon dont son message – des prophètes aux évangiles – d’amour, de charité, de solidarité, de dépendance les uns des autres a été traduit en actes. Traduit en Sécurité sociale, en retraite à répartition, en allocations familiales, en service public. Comme l’écrivait Paul Ricoeur dans Le socius et le prochain (1954) : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est aussi cachée dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le caché du social ».

Notre dépendance à Dieu est notre dépendance aux autres. Se réalise ce paradoxe pour nos sociétés de concurrence de tous contre tous, d’autonomie dévoyée en égoïsme : Dieu veut à la fois notre dépendance et notre dignité. La bagarre pour des retraites juste est celle pour une dépendance dans la dignité et même l’affirmation au droit à une dépendance dans l’insouciance après une vie de soucis. Un droit à appliquer l’invitation de Jésus : « C’est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’amassent rien dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ? »

Stéphane Lavignotte, pasteur de la Maison Ouverte (Montreuil, 93)