L’exemple de Clemenceau peut-il lui servir de repère ? Entre l’histoire et le futur, il existe toujours des liens, même quand ils paraissent improbables.

L’affrontement qui a vu s’opposer Yannick Jadot et Sandrine Rousseau n’est pas nouveau. Depuis plus de cent ans, la question traverse la gauche française : faut-il agir vite et fort, au risque de ne pas rester longtemps au pouvoir ? Ou bien prendre le temps des choses, mener la politique des petits progrès, quitte à donner le sentiment de ne pas être fidèle à ses convictions ?
Comme l’a résumé récemment Daniel Cohn Bendit, s’il faut attendre que les écologistes obtiennent plus de 50 % des voix pour protéger l’environnement, « pauvre climat ! » Certes… Mais lorsque Nicolas Hulot a démissionné, il a fait valoir que sa voix ne pesait pas assez :

« On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques, a-t-il expliqué. Nous faisons des petits pas, et la France en fait beaucoup plus que d’autres pays, mais est-ce que les petits pas suffisent ? La réponse, elle est non. »

Qu’il faille établir des rapports de force- dans la vie politique comme ailleurs- pour faire entendre ce à quoi l’on croit, la chose n’est pas nouvelle. Mais la question se pose toujours de savoir où situer le curseur. Existe-t-il un moyen terme ?*

Grandes figures de la gauche française

Yannick Jadot semble parti à sa recherche. Quand il déclare au « Journal du Dimanche » qu’il veut assumer la conquête du pouvoir et surtout son exercice », il reconnaît que la prise de responsabilité implique de se confronter à des contradictions. Plaçant sa démarche sous le signe du réalisme – à ne pas confondre avec le fameux « pragmatisme », terme dont ceux qui se trahissent nous rebattent les oreilles pour justifier leurs renoncements – le candidat d’Europe Ecologie les Verts inscrit résolument ses pas dans ceux d’une des grandes figures de la gauche française, George Clemenceau. « Quoi ? Vous insurgez-vous déjà, vous allez nous sortir du chapeau ce vieux monsieur perclus de rhumatismes qu’on appelait jadis le Père la Victoire afin d’éclairer l’avenir ? » Attendez deux minutes avant de réagir. Ecoutez plutôt…

L’illustre enfant de Mouilleron-en-Pareds, héritier d’une longue lignée de protestants vendéens, ne se réduit pas à l’année 1918 – bien que son action, pendant l’ultime affrontement de la Grande guerre, se soit révélée décisive et suffise à le classer parmi nos gloires nationales. Non… Radical intransigeant, tombeur de ministères qu’il estimait pas assez fermes sur leurs principes, George Clemenceau s’est mué en féroce ministre de l’intérieur et Président du Conseil, de 1906 à 1909. Croyez-vous qu’il se soit trahi lui-même ? En agissant de la sorte, il a voulu résoudre les tensions qu’impose l’exercice du pouvoir pour consolider la république et faire fructifier l’héritage de la Révolution Française.

«Clemenceau n’est pas passé de la gauche à la droite en devenant ministre et Président du Conseil, estime Jean-François Chanet, professeur des Universités à Sciences-po, qui vient de publier « Clemenceau, Dans le chaudron des passions républicaines » (Gallimard, 154 p., 17,50 €). D’abord parce que lui a toujours considéré qu’il appartenait à la gauche, mais parce que ses opposants le désignaient, eux aussi, comme un homme de gauche. Dans l’exercice du pouvoir, il est resté fidèle à ses convictions tout en sachant que la réalité ne s’était pas évanouie du jour au lendemain. C’est par lucidité qu’il a pris certaines décisions brutales. Mais les élections qui ont suivi la chute de son gouvernement, toujours favorables aux radicaux, montrent que Clemenceau était resté populaire et n’avait pas perdu le soutien des électeurs de gauche. C’est tout le sens du débat qui l’a opposé à Jean Jaurès. »

Ah ce débat…Mieux que le trait d’humour, pourtant si drôle, que Clemenceau décocha contre son adversaire – « On reconnaît un discours de M. Jaurès à ce que tous les verbes sont au futur » –, il faudrait citer quelques extraits de leur querelle, ne serait-ce que pour faire comprendre à quel point les enjeux ont peu varié. « M. Jaurès parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage, analysait le Tigre ; mais moi, dans la plaine, je laboure un sol ingrat qui me refuse la moisson, déclare le vendéen. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer, de votre baguette, des palais de féerie. Je suis l’artisan modeste des cathédrales qui apporte une pierre obscurément à l’ensemble de l’œuvre et ne verra jamais le monument qu’il élève. Vous prétendez fabriquer directement l’avenir ; nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir et nous accomplissons ainsi un prodige beaucoup plus grand que le vôtre. Nous ne fabriquons pas un homme tout exprès pour notre cité, nous prenons l’homme tel qu’il se présente, encore imparfaitement dégrossi de ses cavernes primitives, dans sa cruauté, dans sa bonté, dans son égoïsme, dans son altruisme, dans sa pitié des maux qu’il endure et des maux qu’il fait subir lui-même à ses semblables. » Avec sang froid, le philosophe et député de Carmaux répliqua : « Toute grande réforme, toute grande œuvre, suppose, en même temps que la foi dans l’individu, la transformation du milieu où il doit agir. Votre doctrine de l’individualisme absolu, votre doctrine qui prétend que la réforme sociale est contenue tout entière dans la réforme morale des individus, c’est, laissez-moi vous le dire, la négation de tous les vastes mouvements de progrès qui ont déterminé l’histoire, c’est la négation de la Révolution française elle-même. »

Admirons au passage la qualité de la joute entre deux responsables politiques dont Jean-François Chanet rappelle qu’ils disposaient d’une culture immense : « Clemenceau lisait le grec ancien couramment, parlaient l’anglais, l’allemand, se passionnait pour les cultures asiatiques, aimait la peinture avec passion, connaissait la musique et l’on en passe… » On retiendra surtout que, dans cette opposition, George Clemenceau s’est efforcé d’ancrer ses convictions dans l’action politique, alors que Jean Jaurès en repoussait la mise en œuvre à plus tard.

Depuis cent dix ans, l’eau de la Loire a coulé sous les jolis ponts de Cé. Le double septennat de François Mitterrand, s’il ne fut pas sans résultats, portés notamment pas Pierre Mauroy, Michel Rocard, Jean-Noël Jeanneney – nous ne citons que trois personnalités, mais elles ne furent pas les seules– n’a guère aidé les partisans de la raison, abaissant sous le cynisme une grande espérance collective. Mais rien n’interdit de penser que Yannick Jadot puisse à l’avenir s’inspirer de l’exemple glorieux de Clemenceau pour incarner un juste réalisme. Et c’est un type qui mange de la viande, ne pratique pas beaucoup le vélo, ne déteste pas la corrida, pis, qui n’est même pas déconstruit, qui vous le dit !