En France, plus de 100 femmes perdent la vie chaque année à cause de violences domestiques. Ce chiffre est impressionnant, mais ces femmes sont souvent réduites à de simples statistiques dans un récit anonyme sur les féminicides. Sarah Baruck, auteure et survivante, se bat pour changer cela avec son livre, 125 et des milliers, qui cherche à humaniser ces vies perdues et à remettre en question la perception qu’a le public des victimes de la violence domestique.

Le parcours de Sarah Baruck a commencé par sa propre fuite, en 2020. Une nuit, avec son bébé, elle a fui une relation abusive et a trouvé un abri temporaire chez ses parents. Malgré ses succès professionnels et une éducation stable, Sarah Baruck a été confrontée à d’intenses sentiments de honte, s’efforçant de réconcilier sa réalité avec les stéréotypes sociétaux sur les victimes d’abus. « Je pensais que la violence domestique n’arrivait qu’aux faibles ou aux pauvres », admet-elle, « et pourtant j’étais là ». C’est cette expérience qui l’a poussée à réexaminer le profil des personnes touchées par la violence domestique et à découvrir à quel point ce problème est répandu et universel.

Ses recherches ont donné naissance au livre 125 et des milliers, un titre qui évoque à la fois la moyenne annuelle alarmante des féminicides en France et les innombrables vies impactées par cette violence. Sarah Baruck s’est lancée dans une enquête exhaustive de trois ans, entrant en contact avec 125 familles ayant perdu un être cher à la suite d’un féminicide. Elle s’est entretenue avec des mères, des filles, des sœurs et des amies, non pas pour leur demander comment ces femmes sont mortes, mais pour comprendre comment elles ont vécu. « Je ne voulais pas que l’on se souvienne d’elles pour la violence qu’elles avaient subie, mais pour ce qu’elles étaient », explique-t-elle.

Pour donner vie à chaque histoire, Sarah Baruck a fait appel à des personnalités françaises de premier plan. Chaque personnalité a été invitée à lire et à enregistrer l’histoire d’une victime, créant ainsi une chaîne de solidarité qui amplifierait les voix de ceux qui ne pouvaient plus s’exprimer. L’objectif était de préserver l’individualité de chaque femme, un défi qui, selon Sarah Baruck, aurait été difficile à relever si elle avait tenté de rédiger seule tous les profils.

Au-delà du partage d’histoires personnelles, le travail de Sarah Baruck critique l’incapacité de la société à protéger les femmes dans les moments où elles en ont le plus besoin. Les recherches et les entretiens menés par Sarah Baruck révèlent que les femmes courent souvent le plus grand danger lorsqu’elles décident de quitter leur partenaire. « Un féminicide n’est pas seulement un acte de violence », explique-t-elle, « c’est un crime de possession, une tentative désespérée de garder le contrôle sur quelqu’un qui essaie de s’échapper ».

Cet aspect universel du féminicide a choqué Sarah Baruck. Les entretiens qu’elle a menés avec des personnes de différentes classes sociales, de différents niveaux d’éducation et de différents milieux ont révélé que la violence domestique peut toucher n’importe qui et qu’elle touche effectivement tout le monde. « Le profil d’une victime ne correspond pas à un moule particulier », dit-elle, « et tant que nous ne le reconnaîtrons pas, nous ne pourrons pas nous attaquer au problème de manière efficace ».

La volonté de Sarah Baruck de remettre en question les stéréotypes liés aux féminicides dépasse les frontières de la France. Ces derniers mois, elle a dénoncé la manière dont certains mouvements féministes abordent la violence de manière sélective, en éludant souvent des tragédies spécifiques. Elle évoque les atrocités du 7 octobre, lorsque des violences ont éclaté en Israël, touchant de manière disproportionnée les femmes et les enfants. Alors que les organisations féministes du monde entier militent contre la violence, Sarah Baruck a constaté un silence frappant concernant les récents événements en Israël. Selon elle, certaines organisations ont hésité à réagir, empêtrées dans des perspectives politiques complexes qui ont éclipsé leur engagement en faveur des victimes.

« Cela m’a brisé le cœur », se souvient Sarah Baruck. « Pour un mouvement qui s’est construit sur la défense des femmes, choisir les femmes qui méritent notre compassion en fonction de leurs tendances politiques sape l’essence même de ce que le féminisme devrait représenter ».

La critique de Sarah Baruck a suscité des discussions dans les cercles féministes en France, dont certains ont réagi en affirmant leur neutralité politique. Mais Sarah Baruck soutient que la neutralité devient un paradoxe lorsqu’il s’agit de faire face à la violence fondée sur le genre. « Le féminisme n’est pas une question de neutralité », insiste-t-elle. « Il s’agit de défendre la dignité et la sécurité inhérentes à toutes les femmes ».

Dans 125 et des milliers, Sarah Baruck met en lumière les histoires passées sous silence des victimes de féminicides, invitant les lecteurs et la société à se poser des questions difficiles : Et si nous reconnaissions chaque victime de féminicide comme un individu à part entière ? Et si, au lieu de les compter, nous nous souvenions d’elles ? Et, surtout, si nous agissions en sachant que le féminicide peut toucher n’importe qui ?

Le livre de Sarah Baruck est plus qu’un exposé ; c’est un appel à l’action, un appel à affronter les problèmes culturels, sociétaux et systémiques qui permettent aux féminicides de persister. Elle espère que son travail incitera d’autres personnes à regarder au-delà des gros titres et des statistiques.

Production : Fondation Bersier – Regards protestants
Intervenants : Sarah Baruck, Jean-Luc Mouton
Réalisation : Quentin Sondag
Première diffusion : 22.01.2024