Vu depuis l’hexagone, le protestantisme est souvent associé à la langue anglaise. Les puritains ! Cromwell ! Les pasteurs en redingote noir des bandes dessinées Lucky Luke ! Et les mélopées Gospel, venues des Etats-Unis, où bruisse, aujourd’hui encore, le plus grand réservoir démographique protestant. ‘Praise the Lord’… Le matériel liturgique utilisé dans les Églises de la Réforme porte la marque de cette influence culturelle et linguistique. Hymnes, musique de louange, textes de référence, films, outils de catéchèse trouvent volontiers leur inspiration outre-Manche et outre-Atlantique. Avant-hier, on pense à l’immense popularité de la King James, traduction de la Bible réalisée en 1611. En 2014, ce sont les tubes planétaires de Hillsong qui viennent à l’esprit (1). Entre les deux, des siècles d’histoire se conjuguent pour nourrir ce soupçon : l’anglais serait-il, après l’hébreu et le grec, la troisième grande langue de l’inspiration divine ?
C’est oublier que la Cité protestante a connu le destin de la Tour de Babel. Christianisme mondialisé, le protestantisme parle toutes les langues. Et la francophonie n’est pas la dernière à jouer sa partition dans cette vaste polyphonie. Avant de devenir citoyen de Genève, Jean Calvin, principal initiateur avec Luther de la Réforme protestante au XVIe siècle, était sujet du roi de France et praticien très assidu de la langue française. Il n’hésita pas à rédiger de la théologie dans sa langue nationale, à une époque où le latin restait pourtant sans concurrent. Ses héritiers directs, les huguenots, qu’on appelle aujourd’hui réformés, ont conjugué protestantisme et langue française sous toutes les latitudes.
Francophonie protestante aux couleurs des tropiques
En France même, l’apport migratoire protestant, principalement issu de l’Afrique sub-saharienne, fait plus que contribuer à la vitalité du protestantisme en langue française. Qu’on en juge : seuls 20.000 migrants, en 1962 (recensement) provenaient d’Afrique subsaharienne. Des années 1960 aux années 1980, l’immigration vers la métropole était très majoritairement liée à l’islam, religion partagée par les migrants venus du Maghreb. Depuis la fin des années 1980, la part de l’Afrique sub-saharienne (dite Afrique noire) dans les flux migratoires vers l’Europe n’a cessé de croître. En 2014-15, la France compterait environ 700.000 migrants sub-sahariens (soit des effectifs multipliés par 35 en cinquante ans). Or, les pays d’origine de ces migrants comportent de très copieux effectifs protestants, notamment dans le cas de la République Démocratique du Congo (au moins 15 millions de protestants francophones). Arrivés en France, ils multiplient les nouvelles implantations cultuelles et redessinent, à bas bruit, la sociographie des paroisses déjà existantes.
L’avenir du protestantisme européen et français du XXIe siècle ? Nul algorythme ne peut le prédire. Mais une chose est sûre : sa vitalité doit beaucoup à une francophonie aux couleurs des Tropiques. Au-delà des frontières de l’hexagone, en Europe, la Suisse protestante francophone, mais aussi le protestantisme wallon, dont l’influence missionnaire en Afrique n’a pas été négligeable (République Démocratique du Congo), vivent de nouvelles harmonies entre la langue de Voltaire, le christianisme réformé de Calvin et les accents des prophètes sub-sahariens. Même la capitale britannique, Londres, comporte d’importantes communautés protestantes francophones, notamment des Églises africaines à dominante congolaise où Dieu parle français. Bien que très majoritairement catholique, le Québec compte aussi une minorité protestante francophone en pleine croissance, bien décidée à défendre ses spécificités linguistiques, à l’image de la megachurch Nouvelle Vie, à Montréal, conduite par le pasteur Claude Houde.
Un protestant francophone sur 23 est français
L’aire occidentale ne résume pas cette francophonie protestante. Le temps de la colonisation est passé par là, avec la diffusion à l’échelle mondiale d’une langue et d’une culture qui se sont ensuite prêtées à de multiples hybridations et métissages. L’héritage missionnaire, qui ne se confond pas avec celui de la colonisation, a nourri une francophonie diversifiée. Encore méconnu, un robuste protestantisme francophone transcontinental s’est ainsi déployé, présent du Vietnam au Congo en passant par la Côte d’Ivoire, le Gabon ou le Cameroun. Sur environ 40 millions de protestantes et protestants francophones dans le monde aujourd’hui, un sur vingt-trois seulement est français, comme nous l’apprend Jean-François Zorn (2)… La « petite France » n’est pas seulement le nom d’un quartier de Strasbourg… L’expression pourrait tout aussi bien qualifier, aujourd’hui, la modeste part métropolitaine de l’appétissant gâteau multicolore de la francophonie protestante : des saveurs à découvrir.
(1) Worship music produite par une megachurch australienne basée à Sydney.
(2) Dans la contribution qu’il a consacrée aux réseaux protestants francophones dans La nouvelle France protestante (Genève, Labor et Fides, 2011).