Aimer ce pays pionnier – soixante-quinze ans, qu’est-ce au regard de l’histoire ? – aimer ce pays de soleil et de foi, de ferveur et d’exigence, aimer ce pays dont nous partageons l’idéal, aimer ce pays de tendresse dont pourtant la politique est depuis quelques temps contestable. Oui, contestable ; et d’ailleurs, s’il est un endroit de la planète où les gens défilent pour le dire, c’est bien là-bas, dans ce pays démocratique, le seul de la région – pourquoi faut-il à chaque fois l’écrire ? On dirait que les gens ne veulent pas le savoir… – en deux mots que l’on voudrait les plus simples : Aimer Israël.
Tandis que la guerre est déclarée, plus redoutable que bien d’autres, nous voudrions retracer les liens qui unissent la France à cette nation. L’historien Michel Abitbol – auteur de nombreux livres parus chez Perrin au sujet d’Israël – nous les décrit.
« S’il est un pays qui a joué un rôle central dans le projet sioniste et dans la naissance d’Israël, c’est bien la France, explique-t-il pour commencer. Non pas, comme on pourrait le croire avec humour, par un effet repoussoir, Theodor Herzl ayant estimé que l’Affaire Dreyfus révélait que jamais les juifs ne seraient tranquilles tant qu’ils n’auraient pas un Etat bien à eux. Non. Cela tient au fait, première étape, que la France est la première nation ayant émancipé les juifs. A cela s’ajoute l’appui de l’Alliance Israélite de France et le financement des fermes agricoles, du premier lycée agricole, entre les deux guerres, avec le soutien du baron de Rothschild. »
Les années trente… aussitôt vient à l’esprit l’idée que si Israël avait existé en 1933, Hitler n’aurait pas pu agir à sa guise. Pourtant, sous l’autorité des Britanniques – et malgré leur relative hostilité – certaines institutions, pré-étatiques, existaient déjà à cette époque-là.
« Les juifs palestiniens – car c’est ainsi qu’ils étaient nommés jusqu’en 1948 – s’étaient dotés d’une université, d’une centrale syndicale, des premiers kibboutz, d’une ville nouvelle, Tel-Aviv, et même une armée, – en fait une force paramilitaire, la Haganah, rappelle Michel Abitbol. Quand l’occasion historique s’est présenté de créer un état, toutes les structures étaient prêtes à fonctionner. »
Or, sur quelles bases et quels principes ont-elles été fondées, ces institutions politiques ? Pardi, sur le modèle Français ! « Israël est dotée d’une Constitution semblable à celle de la Quatrième république, observe Michel Abitbol. Le président n’y dispose que d’un pouvoir symbolique et le Parlement se trouve bien souvent divisé parce que les députés sont élus au scrutin proportionnel intégral, ce qui permet à une myriade de formations d’obtenir des représentants à la Knesset. » Un partenariat naturel s’est instauré très vite entre les deux nations. C’en est au point que, dit-on, jusqu’en 1958 un représentant d’Israël disposait d’un bureau dans les locaux du ministère de la défense.
L’élan de soutien des Français juifs en faveur de l’Etat d’Israël a été naturel, immédiat. Comment ne pas être attaché à la nation incarnant la Terre Sainte ? « Mais cela ne signifiait pas nécessairement qu’ils avaient le désir de partir là-bas, nuance notre historien. Les gens pouvaient se sentir douloureusement interpelés par le destin de ce jeune pays sans rompre avec la France. » Avec la décolonisation de l’Afrique du Nord, les sentiments se sont entremêlés. Oh, de façon progressive bien sûr. Ce ne fut pas un basculement, mais une évolution. La réaction du général de Gaulle, pendant la Guerre des six jours – aggravée par sa malheureuse déclaration du mois de novembre 1967 : « Un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur… » – a provoqué, plus qu’une crispation, une inquiétude. «Pour les juifs séfarades, chassés d’Egypte ou d’Irak, d’Algérie, de Tunisie (ceux du Maroc ont connu un sort différent, mais la plupart d’entre eux sont partis en même temps que la France), une dimension d’hostilité à l’égard du monde arabe s’est doublée d’une méfiance à l’endroit de la France, analyse Michel Abitbol, comme si le changement de pied diplomatique du général de Gaulle leur avait signifié qu’à tout moment ils pouvaient être de nouveau abandonnés. »
Les déclarations solennelles des Présidents successifs, en tout cas depuis 1981, n’ont guère changé la donne. La résurgence des actes antisémites, au fil des années quatre-vingt-dix et deux mille n’a cessé d’alimenter l’angoisse des Français juifs. On peut le regretter, mais nombre d’entre eux pensent qu’ils ne doivent compter que sur leurs propres forces pour alerter les pouvoirs publics et bénéficier d’une protection suffisante. Et c’est ainsi que certaines familles, ou certaines branches familiales ont décidé de partir vivre en Israël, resserrant des liens entre les deux pays, d’une façon plus sentimentale que politique.
Mais comment les Français juifs dont les parents ou les grands-parents ont été obligés de quitter l’Algérie ou la Tunisie reçoivent les critiques formulées, en France, à propos des colons israéliens ?
Quand ils entendent leurs concitoyens critiquer la politique du gouvernement israélien, ils peinent à ne pas se sentir directement concernés. Ce n’est pas, de leur part, on ne sait quel double langage, mais une identification, renforcée par les nombreux voyages d’agréments qu’ils pratiquent en Israël.
« Oui, l’expérience passée de la décolonisation joue beaucoup dans l’adhésion des juifs de France à ce pays, souligne Michel Abitbol. J’ajoute que des juifs de France y possèdent une maison, un appartement. Cela resserre encore les liens. Nous le savons, parmi les otages et les crimes perpétrés par le Hamas, il y a beaucoup de Français. Nous ne pouvons donc pas penser ce conflit comme s’il était exotique. »
On voit par là que l’Histoire, une fois encore, trouble autant qu’elle éclaire. Aimer ce pays, songer à ses morts.