Trois générations de Français n’ont pas connu la guerre. Sommes-nous capables de comprendre la guerre en Ukraine ? Intellectuellement, certes oui. Mais sur un plan physique, on oserait dire charnel, c’est une autre paire de manches. A ce sujet, Céline a dit peut-être l’essentiel : « on est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. » Bien entendu, les témoignages n’ont pas manqué, depuis trente ans, pour appréhender l’immémorial  affrontement, mais leur succès public était limité. 

François Malye se souvient qu’en fondant voici quelques années la collection « Mémoires de guerre », aux Belles Lettres,  il redoutait d’apparaître un brin décalé. Désormais, sa démarche est comprise, plus que légitime. Il publie chez Perrin « Smolensk » (320 p. 22 €), un ouvrage que nous avons déjà recommandé.

Pour Regards protestants, ce grand reporter au Point nous livre son point de vue sur les enjeux de la bataille en cours.

« Depuis 1962 et la fin de la guerre d’Algérie, les Français sont sortis du tragique, observe-t-il en préambule. Idolâtres de la paix, nous sommes surpris par la résurgence d’un truc aussi désuet. Mais la guerre est familière à tous les acteurs du conflit qui se déroule en Ukraine : les belligérants eux-mêmes, les peuples qui se trouvent à leurs frontières- polonais, baltes, pour ne choisir que deux exemples- vivent depuis des décennies dans un voisinage menaçant, marqué par l’oppression politique et la misère sociale. Ils disposent donc d’une mémoire acérée vis-à-vis de la violence. »

La technologie ne nous fascine pas seulement par les frontières nouvelles qu’elle nous ouvre. Elle nous fait croire que nous pouvons vaincre nos ennemis sans nous déplacer, sans jamais voir le sang, les larmes et les ruines fumantes des villes anéanties. Funeste illusion que l’on se répète à chaque avant-guerre : « les armes sont si perfectionnées que le conflit ne durera pas plus de trois semaines», à bientôt pour les vendanges ! Etc. etc. 

« Les Russes ne voient pas les choses comme nous, souligne François Malye. En 1941, ils ont été éventrés par l’armée allemande, mais ils ont appris de leurs échecs et, par le sacrifice considérable de leurs soldats, ils ont fini par l’emporter. Cette victoire dont la propagande soviétique n’a cessé de glorifier l’ampleur n’appartient pas au passé. Depuis vingt-cinq ans, à partir d’initiatives locales, se sont développées des parades, organisées le jour de la commémoration du triomphe sur le national-socialisme, au cours desquelles les gens défilent en arborant le visage d’un ancêtre mort pendant la seconde guerre mondiale. Vladimir Poutine soutient ces manifestations, connues sous le nom de « Régiment immortel » ; il se tient lui-même en tête de cortège, portant une pancarte illustrée par une photo de son propre père. Cette référence constitue l’un des deux ressors de la mobilisation actuelle- l’autre étant la diabolisation de la société occidentale, jugée décadente. »

Nul ne peut prédire l’avenir. L’offensive russe qui s’annonce nous donnera des indications précises sur l’état des forces en présence. Mais parier sur la lassitude de la population russe, ou la défiance à l’égard du régime de Vladimir Poutine, relève du vœu pieu. Une chose est certaine, les russes n’auront pas peur de sacrifier des milliers de soldats s’il  le faut.

« De tous temps, ils ont eu l’habitude de tenir en sacrifiant des combattants, rappelle François Malye. Les grognards de Napoléon disaient qu’il fallait les tuer deux fois pour les vaincre. Pendant l’opération Barbarossa, le rapport entre les pertes allemandes et les pertes soviétiques a parfois été de un à dix-huit. De nos jours, le groupe Wagner exerce une terreur sur les soldats qui rappelle les méthodes de Staline pendant la Seconde guerre mondiale. Evidemment, les Ukrainiens sont faits de la même eau. Mais leur infériorité numérique, indéniable, ne joue pas en leur faveur. A moins d’une défaite cuisante et spectaculaire des Russes, la guerre ne peut que durer. »

Comme le dit notre interlocuteur avec humour, face à de tels clients, une société qui se préoccupe avant tout du sort qu’elle réserve à ses jeunes et à ses personnes âgées ne part pas la fleur au fusil. Le président Macron paraît avoir pris conscience du retard considérable que subissent nos forces armées. « La fabrication des fameux canons César est désormais plus rapide, mais dans tous les domaines la France est aujourd’hui en état de faiblesse, déplore François Malye. Nous ne sommes pas capables de faire face à un conflit de haute intensité. » Le chef de l’Etat met en œuvre une diplomatie conforme à la tradition nationale : arrimée à une alliance, mais non soumise.

« Emmanuel Macron a eu raison  de maintenir le fil du dialogue et de conserver l’espoir d’une paix entre l’Ukraine et la Russie. Mais il ne verse pas non plus dans la complaisance, comme l’illustre les livraisons d’armes que notre pays fournit aux ukrainiens. »

Préparer la guerre pour mieux avoir la paix ? Pas si fous ces Romains…